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Les droits des femmes en Angleterre au 19ème siècle : la lutte pour les droits au sein de la sphère privée (II)

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L’histoire de Caroline Norton et ses écrits inspirent de nombreuses féministes dont Barbara Leigh Smith (1827-1891) [1]. Issue d’un milieu aisé et progressiste, celle-ci s’intéresse très tôt à la question des droits des femmes tant en matière d’éducation, d’emploi que dans le cadre du mariage [2]. En 1854, elle publie un pamphlet qui fait sensation et bénéficie d’une large diffusion : Brief Summary of the Laws of England concerning Women. Barbara Leigh Smith y fait l’inventaire des droits des femmes en Angleterre selon leur statut (célibataires, mariées, veuves…) et insiste sur la nécessité d’adopter de nouvelles lois prenant en compte l’évolution de la société [3]. Elle pointe le nombre croissant de femmes travaillant pour gagner leur vie dont le revenu est accaparé par le mari. Elle propose pour améliorer les droits des femmes de commencer par une mesure concrète : la remise en cause des lois relatives au droit de propriété [4].

L’accès à la propriété pour les femmes mariées

Barbara Leigh Smith Bodichon, par Samuel Laurence (1812–1884), Girton College, University of Cambridge, ART UK

La position de Barbara Leigh Smith concernant les droits accordés aux femmes mariées est plus tranchée que celle de Caroline Norton. Selon elle, la doctrine de la coverture (ou couverture) produit un système en soi profondément injuste. Elle ne considère pas, à l’instar de Caroline Norton, que les problèmes des femmes surviennent uniquement en cas de mariages malheureux, lorsque l’époux n’assume pas son devoir de protection. Elle relève qu’heureuse ou pas en mariage, une femme demeure une adulte et doit pouvoir posséder des biens en son nom propre [5].

En 1855, Barbara Leigh Smith crée un comité, le «Married Women’s Property Committee». Le comité présente en 1856 une pétition au parlement sollicitant pour les femmes mariées les mêmes droits en matière de propriété que les femmes non mariées. Il recueille 26000 signatures. Parmi les signataires, on retrouve des personnalités comme la poète Elizabeth Barrett Browning et les écrivaines Elizabeth Gaskell et Mary Ann Evans (George Eliot) [6]La pétition obtient le soutien de John Stuart Mill à la Chambre des Communes [7]. Cette revendication se solde finalement par un échec. Aucune des propositions de loi portées devant la Chambre des communes n’aboutit. Cependant, à la même période, une loi sur le divorce est débattue au parlement. Il est décidé d’inclure dans cette loi des dispositions limitées en matière de droit de propriété. Les femmes légalement séparées ou divorcées obtiennent les mêmes droits que les «feme sole» (femmes non mariées) [8]. La loi prive en outre le mari qui a abandonné le domicile conjugal d’un droit sur les revenus de son épouse [9].

The English Woman Journal, 1er avril 1858, Blackwell Family Papers, Schlesinger Library

Il faudra attendre près de trente ans de militantisme pour que les femmes mariées obtiennent finalement le droit de propriété et que soit remis en cause le système de «coverture». En 1870, la loi «Married Woman’s Property Act 1870» autorise les femmes mariées à disposer du revenu issu de leur travail ou obtenu suite à un héritage [10]. Puis, la loi de 1882 (Married Women’s Property Act 1882) accorde aux femmes mariées les mêmes droits que les femmes non mariées [11]. Dorénavant, leurs biens ne sont plus sous le contrôle de leur époux. Il s’agit du changement le plus important pour les femmes au 19ème siècle [12]. Les féministes espèrent par cette révolution que l’accès à un droit de propriété pour les femmes mariées entraînera dans son sillage le droit de vote pour les femmes. En fragilisant la doctrine de la coverture, les lois de 1870 et 1882 rendent moins justifiable l’exclusion des femmes du droit de vote réservé aux hommes et basé sur la propriété [13].

Le droit de disposer de son corps

Les violences faites aux femmes :

Annie Besant (née Wood), par Hayman Seleg Mendelssohn, milieu des années 1880, National Portrait Gallery, London

Il est admis au 19ème siècle qu’un homme corrige son épouse, comme ses enfants. Une loi en 1853 cherche cependant à poser des limites aux violences intrafamiliales. Elle prévoit, en cas de condamnation d’un mari ou d’un père trop violent, une peine pouvant aller jusqu’à six mois de prison avec ou sans travail forcé [14]. En mars 1853, lors des débats devant la chambre des communes, le parlementaire à l’initiative de la proposition de loi, Henry Fitzroy, demande d’accorder aux femmes au moins la même protection que celle accordée aux caniches (poodle dogs) ou aux ânes (donkeys) subissant des mauvais traitements. Il propose de sanctionner les hommes commettant des violences sur les femmes de la même peine que celle encourue pour le vol d’un petit chien de compagnie ou d’un épagneul [15]. En 1891, la justice interdit aux époux de frapper ou séquestrer leur épouse [16].

Si le viol est considéré comme un crime puni de la peine capitale, le viol entre époux n’est pas reconnu et ne le sera pas avant 1991 [17]. Le droit anglais accorde alors une immunité au mari en matière de viol conformément à la position développée par le juge Mattew Hale au 17ème siècle dans son ouvrage The History of the Pleas of the Crown : «l’époux ne peut être coupable d’un viol commis par lui-même sur sa femme légitime, car de par leur consentement et leur contrat de mariage, l’épouse s’est livrée à son époux, et elle ne peut se rétracter» [18].

Avant 1875, l’âge pour le consentement des rapports sexuels est fixé à douze ans. La majorité sexuelle passe en 1875 à 13 ans, puis en 1885 à 16 ans. Jusqu’à cette date, le viol des enfants de moins de dix ans est considéré comme une infraction grave (felony) punie de la peine capitale comme le viol des plus de douze ans [19]. De manière surprenante, le viol des enfants âgés de 10 à 12 ans est défini comme une infraction mineure (misdemeanor[20].

Le contrôle des naissances :

En 1877, Annie Besant (1847-1933) décide de faire publier avec Charles Bradlaugh la brochure d’un médecin américain, Charles Knowlton, Fruits of Philosophy, relative au contrôle des naissances et aux moyens pour y parvenir. Ils sont tous deux condamnés à une peine de prison, qu’ils n’effectuent cependant pas, la décision étant annulée en appel pour vice de forme. Ce procès joue un rôle important dans la création de la Malthusian League (la Ligue Malthusienne) en 1877, qui est la première organisation ayant pour objectif la diffusion de l’information sur le contrôle des naissances [21].

Josephine Elizabeth Butler (née Grey), par George Richmond, 1851, National Portrait Gallery, London

En 1803, une loi punit de la peine de mort l’avortement pratiqué après le «quickening» (lorsque la mère sent l’enfant bouger). S’il intervient avant le «quickening», l’avortement est considéré comme une infraction moins grave. Cette législation a finalement eu l’effet contraire à celui qui était recherché. Elle a rendu de facto l’infraction plus difficile à poursuivre, la mère étant en effet la seule à pouvoir dire quand le fœtus commence à bouger. En 1837, la notion de «quickening» est supprimée et la peine de mort n’est plus encourue en cas d’avortement [22].

La prostitution :

La féministe Josephine Butler (1828-1906) part, quant à elle, en croisade contre la prostitution de jeunes femmes et enfants. Elle parvient en 1886 à faire abroger les Contagious Diseases Acts (Lois sur les maladies contagieuses) adoptées dans les années 1860 qui autorisent les policiers dans certains ports et villes de garnison à arrêter des femmes suspectées d’être des prostituées et leur imposer des examens gynécologiques pour détecter les maladies vénériennes. En cas d’infection, elles étaient internées dans un hôpital (« Lock hospital« ) durant plusieurs mois. Les clients n’étaient quant à eux soumis à aucun contrôle [23].

La tenue vestimentaire :

The Rational Dress Society’s Gazette, publié en janvier 1889, British Library

Au milieu des années 1850, les tenues vestimentaires des femmes sont à l’image de leur quotidien. Le corps doit être caché et modelé. La mode féminine impose des corsets lacés serrés, sous des robes longues et encombrantes. En 1881, Lady Florence Harberton et Emily King créent la «Rational Dress Society» [24]. Désireuses de pouvoir mener une vie plus active, elles prônent des vêtements plus pratiques qui n’entravent pas les femmes dans leurs mouvements et ne présentent pas de risque pour la santé. Elles proposent le «bloomer», le jupe culotte bouffante s’arrêtant au dessus du mollet venant des Etats-Unis, adaptée à la pratique de la bicyclette. Entre 1888 et 1889, la «Rational Dress Society» fait la promotion dans une revue d’un style vestimentaire alliant confort, santé et esthétique. En 1898, la propriétaire d’un hôtel refuse de servir Lady Haberton dans une salle réservée en raison de sa tenue «rationnelle». Elle est invitée à se rafraîchir au bar avec les hommes, ce qu’elle refuse. Peu après, Lady Harberton et le Cyclists’ Touring Club intentent en 1899 une action contre la propriétaire de l’hôtel qu’ils perdent, le jury retenant que l’hôtel n’a pas refusé de la servir [25].

A suivre…


1. [↑] Voir l’article précédent Les droits des femmes en Angleterre au 19ème siècle (I) : la lutte pour les droits au sein de la sphère privée ; l’ouvrage Women in England 1760-1914, A Social History, de Susie Steinbach, 2005, page 270.

2. [↑] voir l’ouvrage Women’s history : Britain, 1850-1945, An Introduction, de June Purvis, pages 278-279.

3. [↑] Voir sur le site internet Women and Social Movements in the United States, 1600-2000 : Barbara Leigh-Smith [Bodichon], A Brief Summary in Plain Language of the Most Important Laws Concerning Women, Together with a Few Observations Thereon (1854), pages 3-11, reproduit dans l’ouvrage Women, the Family, and Freedom: The Debate in Documents, Volume I, 1750-1880, de Susan Groag Bell et Karen M. Offen, 1983, pages 300-305.

Le pamphlet, A Brief Summary in Plain Language of the Most Important Laws Concerning Women, Together with a Few Observations Thereon, est réédité en 1856 puis en 1869, voir à ce sujet l’ouvrage Feminism, Marriage, and the Law in Victorian England, de Mary Lyndon Shanley, 1993, page 32.

4. [↑] Voir l’ouvrage Science, Reform, and Politics in Victorian Britain: The Social Science Association 1857-1886, de Lawrence Goldman, 2002, page 49 ; l’ouvrage Barbara Leigh Smith Bodichon and the Langham Place Group, de Candida Ann Lacey, reproduction également de A Brief Summary in Plain Language of the Most Important Laws Concerning Women, Together with a Few Observations Thereon (1854),

extrait page 32 : «There is now a large and increasing class of women who gain their own livelyhood, and the abolition of the laws which give husbands this unjust power is most urgently needed»

extrait page 34 : «We do not say that these laws of property ar the only unjust laws concerning women to be found in the short summary which we have given, but the form a simple, tangible, and not offensive point of attack».

5. [↑] Voir l’article précédent Les droits des femmes en Angleterre au 19ème siècle (I) : la lutte pour les droits au sein de la sphère privée ; idem, Susie Steinbach, 2005, page 267 ; idem Mary Lyndon Shanley, 1993, page 33.

6. [↑] Idem, Susie Steinbach, 2005, page 270.

7. [↑] Voir l’ouvrage Married Women and the Law: Coverture in England and the Common Law World, de Tim Stretton,Krista J. Kesselring, chapitre 10.

8. [↑] Voir l’article précédent Les droits des femmes en Angleterre au 19ème siècle (I) : la lutte pour les droits au sein de la sphère privée.

9. [↑] Idem, Susie Steinbach, 2005, page 271.

10. [↑] Voir l’ouvrage en ligne sur le site https://archive.org/ : The Married Women’s Property ACT, 1870: And the Married Women’s Property ACT, 1870, Amendment ACT, 1874. Its Relations to the Doctrine of Separate Use, de John Richard Griffith, 1875

11. [↑] Voir le Married Women’s Property Act 1882 sur le site http://www.legislation.gov.uk.

12. [↑]  Idem Mary Lyndon Shanley, 1993, page 103.

13. [↑] Idem Mary Lyndon Shanley, 1993, page 104.

14. [↑] Voir le Criminal Procedure Act 1853 ou Act for the better Prevention and Punishment of aggravated Assaults upon Women and Children, and for preventing Delay and Expense in the Administration of certain Parts of the Criminal Law sur le site http://www.legislation.gov.uk : .

extrait : Power of punishing, on summary Conviction, Assaults committed on Females and Male Children under 14 Years of Age, and occasioning actual bodily Harm, extended

(…) «and every Offender so convicted shall be liable to be imprisoned in the Common Gaol or House of Correction, with or without Hard Labour, for a Period not exceeding Six Calendar Months, or to pay a Fine not exceeding (together with Costs) the Sum of Twenty Pounds, and in default of Payment to be imprisoned as aforesaid, with or without Hard Labour, for a Period not exceeding Six Calendar Months unless such Fine and Costs be sooner paid, and if the Magistrate or Magistrates shall so think fit shall be bound to keep the Peace and be of good Behaviour for any Period not exceeding Six Calendar Months from the Expiration of such Sentence;)» (…)

15. [↑] Voir un extrait des débats du 10 mars 1853 (Aggravated Assaults Bill), volume 124 cc1414-22, sur le site internet HANSARD 1803–2005, qui produit des  transcriptions officielles des débats parlementaires (le «Hansard»).

16. [↑] L’arrêt R v Jackson [1891] retient qu’un époux ne peut détenir de force son épouse, ni la battre.

17. [↑] Dans un arrêt R v R du 23 octobre 1991, les Law Lords soulignent de manière unanime que le principe selon lequel un époux ne peut violer son épouse n’a plus cours en droit anglais. La Chambre des Lords exclut en matière de viol toute immunité du mari. La notion de consentement implicite (théorie de l’implied consent) est totalement écartée en matière de viol entre époux. Désormais, le consentement au mariage n’implique plus un consentement à tous les rapports sexuels avec son conjoint.

18. [↑] Voir l’ouvrage Historia placitorum coronæ (The History of the Pleas of the Crown), de Matthew Hale, édité après sa mort en 1736, volume 1, page 629 :

«A husband cannot be guilty of rape committed by himself upon his lawful wife, for by their mutual matrimonial consent and contract the wife hath given up herself in this kind unto her husband, which she cannot retract» sur le site https://archive.org/.

19. [↑] Voir l’ouvrage Family Ties in Victorian England, de Claudia Nelson, 2007, page 19 ; l’ouvrage Child Sexual Abuse in Victorian England, de Louise A. Jackson, 1999, page 13.

20. [↑] Idem Louise A. Jackson, 1999, page 13.

21. [↑] Idem, Susie Steinbach, 2005, page 130 ; voir l’ouvrage Reproductive Physiology and Birth Control: The Writings of Charles Knowlton and Annie Besant, édité par S. Chandrasekhar, 2002, pages 26-54.

22. [↑] Voir l’ouvrage Women, Crime and Justice in England since 1660, de Shani D’Cruze, Louise A. Jackson, 2009, chapitre 4.

23. [↑] Idem, Susie Steinbach, 2005, pages 274-276 ; idem, June Purvis, pages 194-195.

24. [↑] Voir l’article The Rational Dress Society’s Gazette, sur le site internet de la British Library;

extrait de la revue «The Rational Dress Society’s Gazette», numéro 4, janvier 1889 : «The Rational Dress Society protests against the introduction of any fashion in dress that either deforms the figure, impedes the movements of the body, or in any way tends to injure the health. It protests against the wearing of tightly-fitting corsets; of high-heeled shoes; of heavily-weighted skirts, as rendering healthy exercise almost impossible; and of all tie down cloaks or other garments impeding on the movements of the arms. It protests against crinolines or crinolettes of any kind as ugly and deforming….[It] requires all to be dressed healthily, comfortably, and beautifully, to seek what conduces to birth, comfort and beauty in our dress as a duty to ourselves and each other.»

25. [↑] Voir l’ouvrage Wearing the Trousers: Fashion, Freedom and the Rise of the Modern Woman, de Don Chapman, 2017, chapitre 16 The Hautboy Hotel ; l’article Women’s trousers get a dressing down in London restaurants, de Alison Adburgham, The Guardian, publié le 5 septembre 1968.

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