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Histoire du délit de blasphème au Royaume Uni (II) : 18ème et première moitié du 19ème siècle

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Au 18ème siècle, les poursuites en matière d’offenses envers la religion en Angleterre ne portent plus seulement sur les propos tenus comme dangereux sur le plan politique et religieux mais aussi sur la publication et la diffusion d’écrits [1]. La première moitié du 19ème siècle est marquée par la crainte d’une diffusion des idées de la Révolution française et du jacobinisme parmi les classes populaires [2]. Sont surtout poursuivis pour blasphème les éléments subversifs, les radicaux politiques considérés comme des ennemis de la société et de l’Etat [3]. Durant toute cette période, les juges de common law réaffirment la jurisprudence du juge Matthew Hale (1676) en rappelant lors des procès pour blasphème que le christianisme fait partie intégrante de la loi commune de l’Angleterre [4].

Gravure du juge Robert Raymond (1673-1733) par George Vertue, National Galleries Scotland

En 1729, Thomas Woolston, professeur à l’université de Cambridge, est jugé par la Cour du Banc du Roi (Court of King’s Bench) pour ses écrits remettant en cause l’interprétation littérale des miracles de Jésus dans le Nouveau Testament [5]. N’y voyant qu’allégories, il est déclaré coupable de blasphème par le juge Raymond et condamné à quatre amendes (une par ouvrage litigieux) avec emprisonnement jusqu’au paiement et à un an d’emprisonnement [6]. Ne pouvant régler, Woolston reste enfermé jusqu’à sa mort [7].

En 1778, le juriste William Blackstone, un des plus éminents théoriciens de Common Law, définit le blasphème comme un « délit contre Dieu et la religion » consistant à nier « son existence ou sa providence », ou proférer des « paroles outrageantes sur le Christ« , des « railleries indécentes sur les saintes écritures« , des « propos tendant à en inspirer le mépris » ou « les tourner en ridicule » [8]. Reprenant le raisonnement du juge Hale, il considère le blasphème comme une infraction de droit commun passible de la prison, d’une amende ou de punitions corporelles en réaffirmant que « le christianisme fait partie des lois de l’Angleterre » [9]

Richard Carlile (1790-1843), peinture, auteur inconnu, National Portrait Gallery

De 1790 à 1830, les poursuites pour blasphème se systématisent en Angleterre. Les poursuites sont souvent initiées par des organisations privées [10]. La Société pour la suppression du vice, créée en 1802, intente régulièrement des actions contre des éditeurs dans le but de défendre la morale et la religion [11]. Elle engage ainsi des actions à l’encontre de Richard Carlile. En 1819, elle lui reproche d’avoir réédité une oeuvre de Thomas Paine, « Le Siècle de la raison » (The Age of Reason, 1793-1794), qui attaque la place de la religion dans la société [12].

Durant son procès, Carlile se défend seul et lit « Le Siècle de la raison » à voix haute devant une salle d’audience exaspérée [13]. Il est condamné à trois ans de prison et au paiement d’une amende de 1500 livres (R v. Carlile, 1819) [14]. Pendant son incarcération, il continue d’écrire des articles pour le journal « The Republican » , publié par son épouse Jane, puis sa sœur Mary jusqu’à ce que l’une et l’autre soient emprisonnées [15]. Refusant de payer l’amende, Carlisle est incarcéré jusqu’en 1825 [16] et devient la personne ayant purgé la peine de prison la plus importante pour blasphème en Grande Bretagne [17].

Dessin satirique de George Cruikshank, « The Age of Reason or the World turned Topsy turvy exemplified in Tom Paines WORKS !! Dedicated to the Archbishop of CARLILE! », publié par Thomas Tegg, 1819, The British Museum

A partir des années 1830, les critiques contre les liens entre l’Eglise anglicane et l’Etat se renforcent avec le développement du radicalisme et de la presse [18].

En 1841, la définition du blasphème connaît toutefois une évolution. Dans l’affaire R. v. Hetherington, le juge Lord Denman privilégie une interprétation plus étroite, s’attachant davantage à la forme qu’au fond pour qualifier le délit [19]. Désormais, la contestation des grands principes de la chrétienté est tolérée à condition d’être faite de manière modérée, ne pas être offensante, insultante ou ridicule [20].

A compter de 1825, le délit de blasphème n’est plus passible de la peine de mort en Ecosse. Il reste sanctionné par une amende et/ou une peine d’emprisonnement [21]. Les dernières poursuites pour blasphème en Ecosse ont lieu en 1843 à l’encontre d’un libraire d’Edimbourg, Thomas Paterson, condamné à 15 mois de prison [22].

à suivre…


1. [↑] Voir l’ouvrage Blasphemy in the Christian World, A History, de David Nash, page 168.

2. [↑] Idem, Blasphemy in the Christian World, A History, David Nash, page 127.

3. [↑] Idem, Blasphemy in the Christian World, A History, David Nash, page 127.

4. [↑] Voir l’article précédent : Histoire du délit de blasphème au Royaume Uni: l’intégration dans la Common Law au 17ème siècle.

5. [↑] Voir l’article « The Rhetorical Career of Thomas Woolston: A Radical Challenges the Rules of Discourse », de James A Herrick, dans la revue Quarterly Journal of Speech, 78 (1992), pages 296–316.

6. [↑] Voir l’article « Who Thomas Woolston was », par W. H. Trapnell, Journal for Eighteenth-Century Studies, septembre 1988, Volume 11, Issue 2, pages 143-158.

7. [↑] Idem, W. H. Trapnell, pages 143-158.

8. [↑] Voir l’ouvrage Commentaries on the Laws of England (1765-1769) de William Blackstone, livre 4, chapitre 4, Of Offenses Against God and Religion : « IV. THE fourth species of offenses therefore, more immediately against God and religion, is that of blasphemy against the Almighty, by denying his being or providence; or by contumelious reproaches of our Savior Christ. Whither also may be referred all profane scoffing at the holy scripture, or exposing it to contempt and ridicule. These are offenses punishable at common law by fine and imprisonment, or other infamous corporal punishment for Christianity is part of the laws of England« .

9. [↑] Idem William Blackstone, livre 4, chapitre 4, Of Offenses Against God and Religion.

10. [↑] Idem, Blasphemy in the Christian World, A History, David Nash, page 194.

11. [↑] Voir l’article The Society for the Suppression of Vice and Its Early Critics, 1802-1812, de M. J. D. Roberts, The Historical Journal, volume 26, numéro 1 (1983), p 159 ; l’article Blasphemy in Nineteenth-Century England: The Pooley Case and Its Background, de Timothy J. Toohey,  Victorian Studies, Volume 30, numéro 3, printemps 1987, page 319.

12. [↑] Voir l’ouvrage Blasphemy in Modern Britain: 1789 to the Present, de David S. Nash, chapitre 3.

13. [↑] Idem, Blasphemy in the Christian World, A History, David Nash, page 76 ; Blasphemy in Modern Britain: 1789 to the Present, de David S. Nash, chapitre 3.

14. [↑] Voir l’ouvrage The Life and Character of Richard Carlile, de George Jacob Holyoake, page 12.

15. [↑] Idem David Nash, page 76 ; Blasphemy in Modern Britain: 1789 to the Present, de David S. Nash, chapitre 3 ; l’article Richard Carlile and « The Republican », de Joel Wiener, Victorian Periodicals Review, volume 13, numéro 3 (automne 1980), page 80.

16. [↑] Idem George Jacob Holyoake, page 14.

17. [↑] Voir l’ouvrage Blasphemy: A Very Short Introduction, d’Yvonne Sherwood, 2021, page 33<.

18. [↑] Idem, Blasphemy in the Christian World, A History, David Nash, page 79.

19. [↑] Voir Cultural Heterogeneity and Law: Pornography, Blasphemy, and the First Amendment, de Robert C. Post, California Law Review, volume 76, numéro 2, 1988, pages 307-308 ; l’ouvrage Blasphemy And Defamation of Religions In a Polarized World: How Religious Fundamentalism Is Challenging Fundamental Human Rights, de Darara Timotewos Gubo, page 95.

20. [↑] Idem, Robert C. Post, California Law Review, volume 76, numéro 2, 1988, pages 307-308.

21. [↑] Voir le chapitre 10 de l’ouvrage Heresy and Borders in the Twentieth Century, « Blasphemy, Heresy, and liberalism in late twentieth century Britain« , de Pierce Benn, page 183.

22. [↑] Idem, Pierce Benn, page 183.

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