L’article précédent était centré sur les campagnes électorales des juges des Etats. Je souhaite ici aborder la question du financement des campagnes. Cette question revêt une acuité particulière s’agissant de l’élection de juges dont l’indépendance et l’impartialité doivent garantir le droit à un procès équitable.
Depuis quelques années, les élections judiciaires connaissent un afflux très important de contributions privées émanant de groupes d’intérêts (entreprises, partis politiques, cabinets d’avocats, syndicats, etc). En 2011-2012, 15,4 millions de dollars ont ainsi été dépensés par des groupes d’intérêts notamment pour financer des films publicitaires dans le but de peser sur les élections des juges suprêmes des Etats [1].
Les groupes d’intérêts influent régulièrement sur le résultat des élections judiciaires. Sans un soutien financier important, les chances d’un candidat sont très minces. Un candidat bien disposé à l’égard des groupes d’intérêts, et notamment à la cause des entreprises (pro-business), est de fait favorisé.
L’encadrement des dépenses de campagne au niveau des Etats
Les règles de financement des campagnes électorales américaines [2], généralement évoquées, concernent les élections de type fédérales, non les élections au niveau des Etats. Or, les élections des juges des Etats sont avant tout régies par des règles étatiques.
Chaque Etat a développé ses propres modalités d’encadrement des dépenses électorales [3]. Certains restreignent le montant des sommes d’argent pouvant être versées à un candidat pour le financement de sa campagne par des particuliers, des entreprises, des comités de partis politiques (state party committees), des comités d’action politique (political action committee ou Pac) [4]. D’autres ne fixent aucune limite. Tous les Etats imposent aux candidats, à des degrés divers, de divulguer l’origine des contributions qu’ils ont reçues. Des Etats, enfin, proposent des possibilités de financement public des campagnes électorales à la condition habituelle que le candidat, en contrepartie, renonce aux dons privés.
L’impact des décisions de la Cour suprême des Etats-Unis sur le financement des élections aux Etats-Unis
Les décisions de la Cour suprême des Etats-Unis s’imposent aux cinquante Etats fédérés qui doivent les intégrer dans leur législation. Depuis des années, celle-ci a adopté une position souple concernant le financement des campagnes électorales. Plusieurs arrêts, notamment le plus controversé, Citizens United v. Federal Election Commission (2010), ont eu de lourdes conséquences sur l’ensemble des élections américaines (fédérales ou étatiques), et notamment les élections judiciaires.
La distinction Hard money / Soft money
Avant d’examiner les principaux arrêts de la Cour suprême concernant le financement des campagnes électorales et leur incidence sur les élections judiciaires, il convient de faire la distinction entre les deux catégories de contributions financières privées dans le cadre d’une campagne électorale américaine. Les fonds publics ne représentent quant à eux qu’une faible part des dépenses des candidats.
– La première catégorie de financement correspond aux fonds versés directement aux candidats par des particuliers ou des comités d’action politique (political action committee ou Pac). On parle dans ce cas de «hard money» ou «contributions directes». Ces contributions sont très réglementées. Elles sont systématiquement plafonnées et l’identité des donateurs doit être divulguée avant l’élection (disclosure).
– Des fonds (appelés «soft money» ou «dépenses indépendantes») peuvent, ensuite, être versés à des partis politiques pour contribuer à leur fonctionnement par des particuliers, des comités d’action politiques, des entreprises ou des syndicats. Ces dotations ne sont pas destinées à une candidature particulière. Elles n’ont pas vocation à influer directement sur le résultat d’une élection. Elles sont censées soutenir uniquement des activités de mobilisation des électeurs (incitations à s’inscrire sur les listes électorales ou à aller voter) ou de promotion d’un parti politique («party-building activities»). Ces dépenses ne sont pas encadrées par la loi (fédérale) sur le financement des campagnes électorales. Elles se sont fortement développées dans les années 1990. Elles représentent aujourd’hui les contributions les plus importantes et servent particulièrement à financer des campagnes publicitaires. Les candidats eux-mêmes n’ont pas de maîtrise sur ces dépenses même s’ils en bénéficient directement.
Les principales décisions de la Cour suprême sur le financement des campagnes électorales
- L’arrêt Buckley v. Valeo (1976) [5]
La première décision importante de la Cour suprême des États-Unis concernant le financement des campagnes électorales est l’arrêt Buckley v. Valeo du 30 janvier 1976. A cette occasion, la Cour déclare constitutionnel le plafonnement des contributions directes de campagne versées par des particuliers, afin de prévenir la corruption.
Elle invalide par contre d’autres dispositions de la loi sur la campagne électorale fédérale (Federal Election Campaign Act of 1971 ou FECA) adoptée en 1971 après le scandale du Watergate [6] puis amendée en 1974.
Elle juge ainsi que la limitation des dépenses des individus et des comités politiques effectuées indépendamment de la campagne électorale d’un candidat, en vue de le soutenir publiquement ou empêcher son élection, constitue une atteinte à la liberté d’expression garantie par le Premier Amendement de la Constitution des Etats-Unis. Pour les mêmes raisons, elle considère qu’il est inconstitutionnel de limiter les contributions financières des candidats à leur propre campagne.
Cette position de la Cour suprême est souvent résumée par la phrase : «speech is money» [7]. L’idée principale est que l’argent permet de diffuser ses idées, que la parole a un coût (télévision, radio, etc). Par voie de conséquence, limiter les moyens financiers permettant d’exprimer une opinion est une violation à la liberté d’expression.
- L’arrêt Citizens United v. Federal Election Commission (2010) [8]
Cet arrêt, rendu par la Cour suprême le 21 Janvier 2010, a pour conséquence de réformer en profondeur le système de financement des campagnes électorales. Très controversé, il a fait couler énormément d’encre. Il a été notamment fortement critiqué par le Président Obama dans son discours sur l’état de l’Union en 2010.
A l’origine de cette affaire, une organisation conservatrice, Citizens United, produit lors de la campagne présidentielle de 2008 un documentaire très critique envers Hillary Clinton (Hillary : the Movie). Elle demande à pouvoir financer en outre sur ses fonds la distribution du film sur un service de vidéos à la demande ainsi que la diffusion de publicités du documentaire sur une chaîne du câble, ce qui est prohibé par la loi bipartisane sur le financement des campagnes (Bipartisan Campaign Reform Act ou BCRA) adoptée en 2002.
Cette loi fédérale interdisait en effet le financement par des entreprises, syndicats ou autres associations de toute propagande électorale diffusée par câble ou satellite faisant référence à un candidat 60 jours avant une élection générale ou 30 jours avant une élection primaire. Portée par deux sénateurs (le républicain John McCain et le démocrate Russell Feingold), son objectif était de limiter fortement le financement des campagnes électorales par le soft money et notamment d’interdire aux entreprises et aux syndicats d’acheter des espaces publicitaires pour soutenir ou critiquer un candidat à certains moments d’une campagne électorale.
Dans sa décision, la Cour suprême déborde le cas d’espèce qui lui est soumis et opère en un revirement de jurisprudence en considérant que l’interdiction faite aux personnes morales de financer des dépenses indépendantes dans le cadre d’une campagne électorale est une atteinte à la liberté d’expression garantie par le Premier amendement à la Constitution. Elle estime que celles-ci doivent pouvoir s’exprimer dans le débat public.
Par cet arrêt, la Cour met à néant la loi bipartisane sur le financement des campagnes et supprime tout plafonnement des dépenses indépendantes des entreprises et des syndicats dans le cadre d’une campagne électorale.
Avant «Citizens United v. FEC», environ la moitié des Etats interdisait ou restreignait fortement la possibilité pour les entreprises de financer des «campagnes de sensibilisation». De telles restrictions ne sont désormais plus autorisées. Il n’y a plus aucune limite aux dépenses (en communication, publicités, etc) pouvant être faites par des entreprises indépendamment de la campagne d’un candidat. Cet arrêt a permis l’émergence de «super PAC» (Political Action Committee) pouvant collecter des fonds privés sans aucune limite financière.
- L’arrêt McCutcheon v. Federal Election Commission (2014) [9]
Dans cet arrêt, la Cour suprême autorise cette fois les particuliers, à hauteur du plafond autorisé [10], à faire autant de dons qu’ils le souhaitent à des candidats et comités d’action politiques différents. Elle vise une fois de plus le Premier amendement à la Constitution américaine qui garantit selon elle le droit de chaque individu à pouvoir participer au processus électoral.
Jusqu’à cet arrêt, certains Etats fixaient des limites aux donations cumulées que pouvait verser un individu. Ce n’est donc plus possible.
Les décisions de la Cour suprême spécifiques aux élections judiciaires
- L’arrêt Republican Party of Minnesota v. White (2002) [11]
En 2002, la Cour suprême a jugé qu’une disposition du Code de déontologie judiciaire du Minnesota qui interdisait aux candidats à un poste de juge de donner leur point de vue sur des questions juridiques ou politiques (clause appelée parfois l’«announce clause») violait le Premier Amendement de la Constitution. Cette disposition était tirée du «Modèle de Code de déontologie judiciaire» (Model Code of Judicial Conduct) adopté en 1972 par l’American Bar Association (ABA) [12]. L’ABA l’a modifié en 1990 pour répondre aux préoccupations concernant une éventuelle violation du Premier amendement de la Constitution. Peu après, vingt-cinq des trente-quatre Etats, qui avaient également adopté cette clause, l’ont à leur tour supprimé.
Par la décision «White», la Cour suprême a profondément changé la configuration des élections judiciaires. Huit autres Etats, qui avaient également adopté une announce clause ont dû la supprimer. Au-delà, de nombreux Etats ont révisé leur Code de déontologie judiciaire par rapport à d’autres clauses afin de prévenir toute violation du Premier amendement (notamment les «commit clauses» et les «pledges or promises» clauses). Les élections judiciaires sont ensuite devenues de plus en plus coûteuses, ont suscité un intérêt nouveau pour les groupes de pression qui cherchent à connaître les opinions des juges sur les sujets à controverse. Le ton des campagnes a changé, il est devenu plus agressif et plus politisé.
- L’arrêt Caperton v. A.T. Massey Coal Co. (2009) [13]
Le second arrêt important relatif aux élections judiciaires porte sur la question des conflits d’intérêts. Dans cette affaire, la Cour suprême a jugé, en juin 2009, pour la première fois que des apports de fonds très importants pour l’élection d’un juge pouvaient représenter une menace au principe de procès régulier et équitable (due process) garanti par le Quatorzième amendement à la Constitution.
Cette affaire fait suite à la contribution de trois millions de dollars versée en 2004 par l’homme d’affaires américain Don Blankenship, président de la société Massey Coal Co, l’un des plus gros producteurs de charbon des Etats-Unis, pour financer la campagne électorale de Brent Benjamin candidat à la Cour Suprême de Virginie Occidentale. En août 2002, Massey Coal Co et des sociétés du même groupe avaient été condamnées par un jury de Virginie Occidentale à verser 50 millions de dommages et intérêts compensatoires et punitifs à une entreprise concurrente, Caperton. Une fois élu, le juge Brent Benjamin, amené à statuer sur l’affaire impliquant son généreux donateur, refuse de se récuser. La Cour suprême de Virginie annule le verdict du jury. La Cour suprême des Etats-Unis estime qu’au regard du conflit d’intérêts apparent manifeste, la clause de due process imposait au juge Benjamin de se récuser.
Par cette décision, la Cour a ajouté un nouveau motif de récusation d’office d’un juge dans une affaire («le risque de partialité», «risk of bias») aux deux précédents : lorsque le juge a un intérêt financier dans l’issue du litige (Tumey v. Ohio) ou lorsqu’une précédente implication dans une affaire fait de lui un arbitre difficilement impartial [14].
Cette décision a été de manière générale bien accueillie, mais ne permet pas de diminuer l’influence des groupes d’intérêts sur la justice. La plupart des Etats laissent aux juges le soin de décider s’ils doivent se récuser d’une affaire ou pas.
- L’arrêt Williams-Yulee v. The Florida Bar (2015) [15]
Cette affaire fait suite à l’envoi en masse, en 2009, par Lanell Williams-Yulee, une avocate candidate à un poste de juge en Floride, d’un courrier électronique faisant un appel direct aux dons pour sa campagne de 25 à 500 dollars et à sa mise en ligne sur son site internet. L’intéressée perd les élections en 2010, obtenant seulement 20% des voix. Le barreau de Floride (the Florida Bar) engage une action disciplinaire à son encontre pour avoir enfreint le Code de déontologie judiciaire de l’Etat de Floride.
La question posée à la Cour suprême était donc de savoir si des candidats à une fonction judiciaire peuvent personnellement solliciter de l’argent auprès du public pour financer leur campagne électorale. Trente Etats y compris l’Etat de Floride, afin de préserver l’indépendance des juges, l’interdisaient.
Devant la Cour suprême, Lanell Williams-Yulee soutient qu’une telle interdiction constitue une violation du Premier amendement à la Constitution. Elle pointe l’inutilité d’une telle interdiction dans la mesure où les candidats à une fonction judiciaire peuvent collecter des fonds par le biais de comités de campagne. Elle ajoute que les juges peuvent toujours se récuser dans les cas problématiques et que les risques de corruption sont limités par le plafonnement du montant des donations.
La Cour a rejeté cette argumentation et validé l’interdiction, justifiée selon elle par la nécessité de préserver l’intégrité des juges et la confiance du public dans leur impartialité. Elle retient que les juges ne peuvent pas être assimilés à des politiciens et soumis en conséquence aux mêmes règles.
1. [↑] Voir The New Politics of Judicial elections 2011-2012 : How New Waves of Special Interest Spending Raised the Stakes for Fair Courts, publié en octobre 2013.
2. [↑] Pour un historique des règles fédérales concernant le financement des campagnes électorales, voir l’article From George Washington to Shaun McCutcheon : a brief-ish history of campaign finance reform, de Jaime Fuller, 3 avril 2014, The Washington Post.
3. [↑] Voir le site National Conference of State Legislatures et notamment l’article «State campaign finance laws: an overview» de Brian Cruikshank (William and Mary Law School).
4. [↑] Ces comités, clubs ou associations politiques indépendants des partis sont en charge de la collecte des fonds dans le cadre d’une campagne électorale. Ils servent d’intermédiaire entre les contributeurs financiers et les candidats aux élections, bénéficiaires directs des dons.
5. [↑] L’arrêt Buckley v. Valeo v. Valeo (No. 75-436), 30 janvier 1976, sur le site du Legal Information Institute [LII] www.law.cornell.edu.
6. [↑] Le scandale du Watergate a notamment révélé le financement occulte de la campagne électorale du Président Richard Nixon en 1972 avec l’existence de dons secrets versés par des entreprises et des particuliers.
7. [↑] Commentaire du juge suprême Justice Potter Stewart lors des débats le 14 novembre 1975 : «we are talking about speech, money is speech, and speech is money, whether it be buying television or radio time or newspaper advertising, or even buying pencils and paper and microphones. That’s the – that’s certainly clear, isn’t it?».
8. [↑] L’arrêt Citizens United v. Federal election Commission (No. 08-205 ), 21 janvier 2010, sur le site du Legal Information Institute [LII] www.law.cornell.edu ; l’article Summary of Citizens United v. Federal Election Commission, par Kristin Sullivan et Terrance Adams, 2 mars 2010, OLR Research Report, l’article Buying Justice: The Impact of Citizens United on Judicial Elections, d’Adam Skaggs, du 5 mai 2010, sur le site du Brennan Center for Justice at New-York University School of Law
9. [↑] L’arrêt McCutcheon v. Federal Election Commission (No. 12–536), 2 avril 2014, sur le site du Legal Information Institute [LII] www.law.cornell.edu.
10. [↑] Le plafonnement des dons d’un particulier à un seul candidat est toujours valide.
11. [↑] L’arrêt Republican Party of Minnesota v. White (No.01—521), 27 juin 2002, sur le site du Legal Information Institute [LII] www.law.cornell.edu ; l’article In the Wake of White : How states are Responding to Republican Party of Minnesota v. White and How Judicial Elections are Changing, de Rachel Paine Caufield, 29 avril 2005, Akron Law Review.
12. [↑] Voir l’article Les gens de justice américains IV : les juges des Etats (partie 1).
13. [↑] L’arrêt Caperton v. A.T. Massey Coal Co (No. 08-22), 8 juin 2009, sur le site du Legal Information Institute [LII] www.law.cornell.edu ; le numéro The New Politics of Judicial Elections 2013-2014 : Bankrolling the Bench, publié 2015.
14. [↑] Par exemple si un juge est victime dans une procédure d’outrage («contempt of court») (Mayberry v. Pennsylvania, 1971).
15. [↑] L’arrêt Williams-Yulee v. The Florida Bar (No. 13–1499), 29 avril 2015, sur le site du Legal Information Institute [LII] www.law.cornell.edu ; voir également l’ article éditorial du New-York Times Judges, With Hat in Hand du 19 janvier 2015, les articles de Adam Liptak, dans le New-York Times Judges on the Campaign Trail (27 septembre 2014) et Supreme Court Upholds Limit on Judicial Fund-Raising (29 avril 2015) ; l’article Hillsborough case at heart of Supreme Court arguments on judges’ fundraising, de Alex Leary, paru dans le journal Tampa Bay Times le 19 janvier 2015 ; l’analyse de l’arrêt «Williams-Yuless v. Florida Bar» parue dans Harvard Law Review, volume 129, novembre 2015, n°1 ; l’avis produit (Amicus Brief) par plusieurs organisations dont le Brennan Center for Justice at New-York University School of Law, Justice at Stake, etc en faveur du défendeur ; voir les différents mémoires sur le site de l’Université de droit de Yale qui a apporté un soutien juridique bénévole (pro bono legal work) à Lanell Williams-Yulee.
Merci, très satisfait.