Dans l’article précédent, j’ai évoqué les différents modes d’élection des juges aux Etats-Unis à compter du 19ème siècle.
Comme je l’ai indiqué, l’élection des juges siégeant dans les juridictions des Etats a initialement pour objet de les affranchir du pouvoir politique. Ce processus de sélection s’oppose à celui des juges fédéraux dont la nomination a un caractère éminemment politique et dont l’indépendance est avant tout assurée par leur statut (nomination à vie, traitement décent et inamovibilité) [1]. L’élection permet en outre de donner aux juges une légitimité vis-à-vis des citoyens. Ce mode de sélection n’est cependant pas sans écueils et fait l’objet de nombreuses critiques aux Etats-Unis, notamment par les juges eux-mêmes [2].
Les campagnes électorales
Des élections impliquent en général une campagne électorale. Pour se faire élire ou réélire, les candidats doivent se faire connaître et plaider leur cause auprès des électeurs. Dans de nombreux Etats, ils doivent également lever des fonds pour financer leur élection. Lors de leur campagne, les candidats sont susceptibles d’exposer leurs opinions, de critiquer un adversaire et de prendre des engagements. S’ils sont étiquetés politiquement, ils tiennent de manière naturelle un discours en concordance avec leur parti.
Depuis quelques années, les publicités négatives (negative ads) ont investi les campagnes électorales judicaires [3]. L’objectif est de discréditer un candidat que l’on souhaite évincer. Les publicités, diffusées en général dans des spots télévisés, peuvent être très agressives, démagogiques voire calomnieuses : tel juge se vante d’être sévère mais juste («tough but fair»), tel juge suprême d’avoir un taux de 90% de confirmations de condamnations à la peine de mort, tel autre est accusé d’être du côté des agresseurs d’enfants, des violeurs, un autre est houspillé pour avoir rendu une décision en faveur du mariage gay, etc [4].
Sandra Day O’Connor, ancienne juge à la Cour Suprême, a fait de la réforme de la sélection des juges des Etats son cheval de bataille depuis quelques années [5]. Elle dénonce la place de l’argent dans les élections des juges. Elle évoque une menace sérieuse à l’indépendance de la justice pouvant jeter des suspicions sur l’impartialité des juges. Elle milite pour une sélection des juges des Etats fondée avant tout sur le mérite et non sur la capacité des intéressés à remporter une élection à la manière de politiciens aguerris.
Afin que les juges soient davantage que des «politiciens en robe», elle préconise une sélection en fonction de la compétence par une commission, puis l’organisation, à l’issue d’une période probatoire, d’une élection de rétention à l’occasion de laquelle les électeurs décident ou non du maintien en poste du juge nommé (mécanisme connu sous le nom de Missouri Plan ) [6].
L’explosion des dépenses de campagnes électorales des juges
Une élection ne se fait pas sans argent. Et les élections judiciaires ne sont pas épargnées par l’explosion des contributions financières. Un rapport intitulé «The New Politics of Judicial Elections, 2000–2009 : Decade of Change» [7], publié en août 2010 par trois organismes, le Brennan Center for Justice, le National Institute of Money in State Politics et le Justice at Stake, met en évidence le doublement en 10 ans des dépenses de campagne des juges, de 83 millions de dollars sur la période 1990-1999 à 207 millions de dollars sur la période 2000-2009.
Il souligne le rôle central de «super donateurs» et le risque d’une «justice à vendre». Les généreux contributeurs sont souvent de puissants groupes de pression (des cabinets d’avocats, des chambres de commerce, des partis politiques, de grandes entreprises, des compagnies d’assurances, l’American Tort Reform Association, la National Rifle Association, etc.), et ne sont pas bien sûr sans arrière-pensées. Les risques de conflits d’intérêts sont importants avec des juges tentés de renvoyer l’ascenseur, une fois leur élection acquise.
Selon cette étude, plus de sept américains sur dix seraient convaincus que le financement des campagnes électorales des juges a un impact direct sur les décisions rendues par la suite. Et plus important encore, près de la moitié des juges eux-mêmes en seraient également persuadés.
La tendance s’est poursuivie ces dernières années. Ainsi, en 2013-2014, les dépenses électorales des juges de 18 Cours suprêmes ont dépassé 34,5 millions de dollars, émanant principalement de groupes d’intérêts. Toutes les élections sont concernées, y compris les élections de rétention de plus en plus politisées et coûteuses. Près de 6,5 millions de dollars ont été dépensés en 2013-2014 pour des élections de rétention qui se sont tenues dans quatre Etats (Tennessee, Pennsylvanie, Illinois, et Wyoming). [8].
L’impact des élections sur les décisions des juges
Des études tendent à établir que les juges statuant en matière pénale changent de comportement l’année précédant une élection. Ils jugeraient différemment compte tenu des pressions liées à l’élection à venir, et seraient notamment plus répressifs.
Une étude de 2014 réalisée par deux professeurs de l’Université Emory (Georgie), parrainée par la American Constitution Society (ACS), fait un lien direct entre la quantité de spots publicitaires lors d’une élection de juges suprêmes et la répressivité des juges concernés [9]. Plus on dénombre de spots télévisés, moins les juges suprêmes rendent de décisions en appel en faveur des accusés.
Les juges se sachant de plus en plus observés seraient donc plus prudents et moins prompts à prononcer des décisions impopulaires. Il ne s’agit pas de paraître laxiste («soft on crime»). Difficile de ne pas avoir en tête la défaite aux élections de la présidente de la Cour suprême de Californie Rose Bird en 1986 après une campagne électorale très médiatique qui a pointé son opposition catégorique à la peine de mort [10].
1. [↑] Voir les articles précédents du blog : Les gens de justice américains II : les juges fédéraux, La nomination des juges de la Cour suprême des Etats-Unis ainsi que l’article «Garanties et limites à l’indépendance et à l’impartialité du juge aux États-Unis d’Amérique par Joseph J. Darby, publié dans la Revue internationale de droit comparé, avril-juin 2003, volume 55, numéro 2, pages 351-362, en ligne sur le site www.persee.fr.
2. [↑] Conseils pour promouvoir l’indépendance et l’impartialité judiciaires» publiée par l‘Agence des États-Unis pour le développement international (United States Agency for International Development ou USAID) selon lequel «La plupart des juges des États-Unis et des organisations de réforme des tribunaux considèrent les élections comme une mauvaise méthode de sélection des juges».
3. [↑] Les publicités négatives représentent en 2005-2006 60% des spots publicitaires contre 20% en 1999, selon Bruce Peabody, dans son ouvrage The Politics of Judicial Independence : Courts, Politics and the Public, paru en 2011.
5. [↑] Voir l’article Effort Begun to End Voting for Judges» de John Schwartz, 23 décembre O’Connor : Corporate campaign funds could affect judiciary, de Robert Barnes, The Washington Post, 26 janvier 2010.
6. [↑] Voir l’article précédent L’élection des juges des Etats aux Etats-Unis (I) ; The O’Connor Judicial Selection Plan, de Sandra Day O’Connor publié dans le Journal of the Institute for the Advancement of the American Legal System en juin 2014.
7. [↑] Voir The New Politics of Judicial Elections, 2000–2009 : Decade of Change, rédigé par James Sample, Adam Skaggs, Jonathan Blitzer, Linda Casey, avec une préface de Sandra Day O’Connor et publié le 16 août 2010 par trois organismes le Brennan Center for Justice, le National Institute of Money in State Politics et l’organisation Justice at Stake, sur le site www.brennancenter.org.
8. [↑] Voir le Rapport intitulé «Bankrolling the Bench 2013-14», publié en 2015 par trois organismes le Brennan Center for Justice, le National Institute of Money in State Politics et le Justice at Stake.
10. [↑] Voir l’article sur Rose Bird dans l’encyclopédie en ligne sur la politique américaine ballotpedia.org ; l’article du New-York Times suite à son décès «Rose Bird, Once California’s Chief Justice, Is Dead at 63» de Todd S. Purdum, le 6 décembre 1999.