Le harcèlement sexuel (sexual harassment) constitue aux Etats-Unis un comportement de nature sexuelle non désiré qui est sanctionné par le droit du travail. Il n’est pas réprimé sur le plan pénal. D’origine jurisprudentielle, le droit du harcèlement sexuel s’est développé à compter du milieu des années 1970 après la reconnaissance du harcèlement sexuel en tant que « discrimination fondée sur le sexe ». On considère en effet que les personnes victimes de harcèlement sexuel sont désavantagées au niveau de leur emploi, de la même manière que celles subissant une situation de discrimination raciale. La sanction du harcèlement sexuel se justifie donc, comme pour toutes les discriminations, par la volonté d’assurer l’égalité des chances de tous les salariés sur le marché de l’emploi. L’employeur, qui voit sa responsabilité engagée en cas de harcèlement sexuel, est incité à mettre en place des dispositifs de prévention.
Le harcèlement sexuel a été élargi en 1991 aux agissements entre personnes de même sexe (same-sex harassment). On constate aujourd’hui aux Etats-Unis un rapprochement du harcèlement sexuel avec le harcèlement fondé sur l’identité de genre et le harcèlement lié à l’orientation sexuelle. Nous nous concentrerons ci-après sur le droit du harcèlement sexuel tel qu’il est défini au niveau fédéral. Cependant, certains Etats, comme la Californie, ont adopté des dispositions plus protectrices.
La naissance d’un concept
L’expression « sexual harassment » aurait été utilisée pour la première fois en public en avril 1975 par Lin Farley, professeure à l’Université de Cornell (Ithaca, Etat de New-York) et militante féministe, lors de son audition devant la Commission sur les droits de l’homme de New-York (New-York City Commission on Human Rights) présidée alors par Eleanor Holmes Norton [1]. Lin Farley dénonce le harcèlement sexuel des femmes dans le monde du travail, le qualifiant de « véritable épidémie » [2]. Elle évoque le sort de toutes les femmes qui ont le courage de dénoncer ce type de comportement, souvent ridiculisées et traitées avec condescendance [3].
La féministe a été particulièrement touchée par l’histoire de Carmita Wood, secrétaire au département de physique de l’université de Cornell, et élevant seule deux enfants. Celle-ci lui confie avoir dû subir pendant des années les avances sexuelles et gestes déplacés de son supérieur, un professeur renommé. Ne supportant plus cette situation, elle finit par quitter son emploi et se voit refuser le droit aux prestations chômage [4].
Lin Farley et d’autres féministes (dont Karen Sauvigne et Susan Meyer) décident de dénoncer ce type d’agissements. Sous l’appellation « Working Women United » (WWU), elles interpellent le journal et les radios locales d’Ithaca et organisent le 4 mai 1975 le premier rassemblement public pour discuter du phénomène de harcèlement sexuel [5]. L’événement est un succès, réunissant plus de 275 femmes. L’expression « harcèlement sexuel » est reprise en août 1975 par une journaliste du New York Times, Enid Nemy, dans un article qui bénéficie d’une large diffusion à travers les Etats-Unis [6]. D’autres organisations se créent ensuite pour lutter contre le harcèlement sexuel comme Alliance « Against Sexual Coercion » créée par Freada Klein en 1976 à Cambridge, au Massachusetts [7].
Dans leurs analyses, les féministes vont mettre en exergue la notion de pouvoir intrinsèque au harcèlement sexuel. Selon Lin Farley, le harcèlement sexuel a pour origine les rapports patriarcaux qui font passer les désirs et besoins des hommes avant ceux des femmes [8]. La féministe Catharine MacKinnon va plus loin en soutenant que le harcèlement sexuel n’est pas seulement le résultat de la domination masculine mais vise aussi à la pérenniser [9].
La reconnaissance du harcèlement sexuel en tant que discrimination fondée sur le sexe
En 1964, le Congrès américain a adopté la loi fédérale sur les droits civils (Civil Rights Act of 1964) dans le but premier de protéger les noirs et les autres minorités contre la discrimination. Ce texte n’avait initialement pas vocation à s’appliquer à la question du harcèlement sexuel dans le cadre professionnel. Le Titre VII de la loi est consacré à l’égalité d’accès à l’emploi. La raison de l’insertion en 1964 du sexe comme critère de la discrimination n’est pas très claire [10]. Cependant, ce critère est surtout invoqué dans les années qui suivent pour contester l’exclusion des femmes de certains emplois ou les discriminations liées à la grossesse [11].
Le Titre VII de la loi sur les droits civiques de 1964 réprime ainsi les discriminations dans un cadre professionnel fondées sur la race, le sexe, la couleur, l’origine nationale ou la religion. Une Commission fédérale de l’égalité des chances en matière d’emploi (Equal Employment Opportunity Commission) est créée en 1964 pour recevoir les plaintes, enquêter sur les cas présumés de discrimination et tenter de concilier les parties. Dans un premier temps, seuls les individus sont autorisés à intenter une action en justice pour discrimination [12]. A compter de 1972, l’EEOC est autorisée à son tour à engager un procès directement contre un employeur non gouvernemental. Les dispositions de la loi fédérale sur les droits civils sont en outre étendues aux employeurs de plus de 15 salariés (au lieu de 25 en 1964). Elles concernent désormais aussi bien les employeurs privés que les administrations, les syndicats, les agences de placement temporaires, les établissements d’enseignement [13]. Elles ne s’appliquent par contre ni aux étudiants ni aux militaires.
Des féministes comme Catharine MacKinnon, mais aussi des avocats, vont défendre l’idée que le harcèlement sexuel doit être considéré comme une discrimination fondée sur le sexe et être prohibé par le titre VII de la loi sur les droits civiques de 1964 au même titre que les discriminations raciales, religieuses, etc. Les premières femmes se plaignant de harcèlement sexuel, engagées dans des actions judiciaires, seront souvent soutenues par des organisations féministes et des avocats engagés. L’objectif est de chercher à convaincre l’autorité judiciaire que le harcèlement sexuel enfreint la législation anti-discrimination existante [14]. Ils obtiennent gain de cause dès 1976. Il faudra ensuite seulement dix ans pour que la Cour Suprême des Etats-Unis valide cette position.
L’affaire Barnes v. Train (1974) [15] est considérée comme la première affaire judiciaire de harcèlement sexuel invoquant une discrimination fondée sur le sexe [16]. Dans un premier temps, les juridictions rejettent tout lien entre entre le harcèlement sexuel (l’expression n’est pas utilisée) et la discrimination fondée sur le sexe. Les motivations sont diverses. Un des arguments retenus est que la catégorie réellement victime de discrimination serait la catégorie des personnes refusant d’avoir une relation de nature sexuelle avec un responsable hiérarchique et non la catégorie des femmes [17]. Les mesures de rétorsion du supérieur hiérarchique seraient ainsi la conséquence du refus des avances et ne serait donc pas fondée sur le sexe [18]. Or, il ne s’agit pas d’une discrimination prévue par le Titre VII de la loi sur les droits civiques de 1964 [19]. D’autre part, le harcèlement sexuel est parfois considéré comme une affaire personnelle entre des personnes n’ayant aucun rapport avec le travail [20]. Les juridictions craignent également une avalanche de litiges émanant de salariés ayant reçu des propositions galantes ou de nature sexuelle [21].
En 1976, la cour fédérale de district (tribunal de première instance) du District de Columbia interprète pour la première fois, dans l’arrêt Williams v. Saxbe [22], le harcèlement sexuel comme une discrimination fondée sur le sexe prohibée par le Titre VII du Civil Rights Act de 1964. L’affaire concerne une salariée noire du ministère de la justice, qui affirme avoir subi des représailles de la part de son supérieur hiérarchique après avoir repoussé ses avances sexuelles. Le juge Charles R. Richey retient dans la décision que le comportement du responsable hiérarchique, s’il était avéré, aurait pour conséquence de créer un obstacle dans l’emploi de la salariée. Le harcèlement sexuel devient ainsi une pratique discriminatoire au même titre que le harcèlement fondé sur la race ou l’origine ethnique.
L’année suivante, une autre décision Barnes v. Costle (1977) [23] rendue par la cour d’appel des États-Unis pour le circuit du District de Columbia (US Court of Appeals for the District of Columbia Circuit) adopte la même position. Paulette Barnes, employée de l’Environmental Protection Agency, soutient que son poste a été supprimé après qu’elle ait refusé les avances sexuelles de son supérieur hiérarchique. La cour d’appel expose qu’une femme est victime d’une discrimination fondée sur le sexe lorsqu’elle en subit les conséquences sur le plan professionnel. La cour d’appel précise aussi (en note de bas de page de l’arrêt) que la situation serait identique si les genres avaient été inversés (une supérieure hiérarchique femme hétérosexuelle et un employé homme) ou si les faits avaient concerné deux personnes de même sexe avec un supérieur hiérarchique homosexuel. Par contre, la cour écarte la possibilité d’un harcèlement sexuel si le supérieur hiérarchique avait été bisexuel dans la mesure où les avances sexuelles concerneraient aussi bien les employés hommes que femmes. De manière anecdotique, un des trois juges de la composition, le juge conservateur George Mackinnon, est le père de Catharine MacKinnon [24].
Les deux formes de harcèlement sexuel : le Quid Pro Quo harassment et le hostile environment sexual harassment
La féministe et juriste Catharine MacKinnon publie en 1979 un ouvrage majeur, Sexual Harassment of Working Women, dont l’analyse et la terminologie sont reprises par les juridictions et l’Equal Employment Opportunity Commission (EEOC) [25]. Elle analyse le harcèlement sexuel comme un moyen visant à maintenir les femmes dans un état de subordination dans un cadre professionnel. Elle contribue à distinguer deux types de harcèlement sexuel : les situations de Quid Pro Quo (au sens de contrepartie) et celles instaurant un environnement de travail hostile.
Le Quid Pro Quo harassment se produit lorsqu’un supérieur hiérarchique lie une condition d’emploi à l’acceptation par la personne salariée d’avances sexuelles (maintien dans l’emploi, promotion, augmentation de salaire, etc.). Il s’apparente à une forme de chantage. Le deuxième type de harcèlement sexuel, l’environnement de travail hostile, renvoie à l’ensemble des comportements de nature sexuelle entraînant une dégradation du climat de travail, le rendant intimidant, hostile, offensant ou perturbant (blagues, messages, gestes à connotation sexuelle…). Toutes les affaires judiciaires de harcèlement sexuel avant 1981 étaient des affaires de Quid Pro Quo. L’arrêt Bundy v. Jackson en 1981 est la première décision reconnaissant un harcèlement sexuel en lien avec un environnement de travail hostile [26].
Les directives de l’EEOC de 1980
L’Equal Opportunities Employment Commission (EEOC) publie en 1980 les premières directives [27] définissant le harcèlement sexuel qui s’inspirent notamment des travaux menés par Catharine MacKinnon [28]. Si ces lignes directrices n’ont pas force obligatoire, elles sont reprises les années suivantes tant par les plaignantes que par les juridictions elles-mêmes.
La commission est alors présidée depuis 1977 par Eleanor Holmes Norton. Féministe convaincue, celle-ci est engagée depuis des années dans la cause des femmes. C’est elle qui dirige la Commission de New-York sur les droits de l’homme devant laquelle Lin Farley évoque en 1975 le terme de « harcèlement sexuel » [29]. Précédemment, elle avait représenté, en 1970, une soixantaine de femmes employées de la revue Newsweek qui avait saisi l’EEOC pour protester contre la politique du magazine ne permettant qu’aux hommes de devenir reporter. Un livre “The Good Girls Revolt” (2013) de Lynn Povich, puis une série en 2016, « Good Girls Revolt » (Amazon Video), sont tirés de cette affaire [30].
A suivre…
1. [↑] Voir l’article « I Coined the Term ‘Sexual Harassment.’ Corporations Stole It. » de Lin Farley, du 18 octobre 2017, The New-York Time ; le livre « Cornell: A History, 1940–2015« , de Glenn C. Altschuler et Isaac Kramnick, page 146 ; l’article « Until 1975, ‘Sexual Harassment’ Was the Menace With No Name » d’Erin Blakemore, 8 janvier 2018, publiée sur le site http://www.history.com.
2. [↑] Voir l’article « Women Begin to Speak Out Against Sexual Harassment at Work« , d’Enid Nemy, du 19 août 1975, The New-York Time.
3. [↑] Idem article d’Enid Nemy, du 19 août 1975, The New-York Time.
4. [↑] Voir l’article « The Emergence of Organized Feminist Resistance to Sexual Harassment in the United States in the 1970s« , de Carrie N. Baker, automne 2007, Smith Collège, Study of Women and Gender: Faculty Publications, pages 5-6 ; voir l’article The depressingly long history of sexual harassment turning points, de Peter Weber, 27 novembre 2017, The Week ;
5. [↑] Idem Carrie N. Baker, 2007 ; Idem Glenn C. Altschuler et Isaac Kramnick, page 146 ; l’article Women fight ‘intimidation‘, de Barbara Geehan, Ithaca Journal, 5 avril 1975 ; l’article « Women Begin to Speak Out Against Sexual Harassment at Work« , de Enid Nemy, 19 août 1975, New York Times.
6. [↑] Idem Enid Nemy, 19 août 1975, New York Times.
7. [↑] Idem Carrie N. Baker, 2007, pages 1, 3-4.
8. [↑] Voir l’introduction « A Short History of Sexual Harassment » de , dans l’ouvrage « Directions in Sexual Harassment Law« , de The Psychology of Women at Work : Challenges and Solutions for Our Female Workforce« , de Sexual Shakedown: The Sexual Harassment of Women on the Job« , 1978.
9. [↑] Idem , « Directions in Sexual Harassment Law, » de
10. [↑] Voir l’article « Sexual Harassment and Title VII — A Better Solution« , de Michelle Ridgeway Peirce, du 1er juillet 1989, Boston College Law Review, volume 30, numéro 4, page 1076.
11. [↑] Idem Michelle Ridgeway Peirce, 1er juillet 1989, page 1076.
12. [↑] Voir l’article « The Law« sur le site de l’US Equal Employment Opportunity Commission.
13. [↑] Voir l’article « The Law« sur le site de l’US Equal Employment Opportunity Commission.
14. [↑] Idem , « Directions in Sexual Harassment Law », de arrie N. Baker, 2007, pages 3, 21 ; Voir l’article A History of What Was Once Unspoken: Legitimizing Female Experiences of Sexual Harassment through Language and Law, Lilliana Paratore, Chigago Journal of History, numéro 1, printemps 2013.
15. [↑] Décision Barnes v. Train, 13 Fair Empl. Prac. Cas. 123 (D.D.C. 1974).
16. [↑] Voir l’article « Sexual Harassment as Unlawful Discrimination under Title VII of the Civil Rights Act of 1964« , de James S. Bryan, Loyola of Los Angeles Law Review, volume 14, 1980, page 28.
17. [↑] Décision Barnes v. Train ; idem , « Directions in Sexual Harassment Law, » de James S. Bryan, Loyola of Los Angeles Law Review, volume 14, 1980, page 28.
18. [↑] Idem.
19. [↑] Idem Michelle Ridgeway Peirce, 1er juillet 1989, page 1073.
20. [↑] Idem Michelle Ridgeway Peirce, 1er juillet 1989, page 1073 ; idem , « Directions in Sexual Harassment Law, » de
21. [↑] Idem Michelle Ridgeway Peirce, 1er juillet 1989, page 1080 ; voir l’arrêt Tomkins v. Public Service Elec. & Gas Co., 422 F. Supp. 553 (D.N.J. 1976) sur le site https://law.justia.com : « An invitation to dinner could become an invitation to a federal lawsuit if a once harmonious relationship turned sour at some later time. And if an inebriated approach by a supervisor to a subordinate at the office Christmas party could form the basis of a federal lawsuit for sex discrimination if a promotion or a raise is later denied to the subordinate, we would need 4,000 federal trial judges instead of some 400« .
22. [↑] Voir la décision Williams v. Saxbe, 413 F. Supp. 654 (D.D.C. 1976) sur le site https://law.justia.com.
23. [↑] Voir la décision Barnes v. Costle , 561 F.2d 983, (DC Circuit, 1977) sur le site https://law.justia.com.
24. [↑] Voir l’ouvrage What Is Sexual Harassment?: From Capitol Hill to the Sorbonne, de Abigail C. Saguy, 2003, page 189; l’ouvrage Hostile Environment: The Political Betrayal of Sexually Harassed Women, de
Sexual Harassment as Sex Discrimination: A Defective Paradigm, de Ellen Frankel Paul, Yale Law & Policy Review, volume 8, 1990, page 334 ; Idem Carrie N. Baker, 2007, page 5 ; idem , « Directions in Sexual Harassment Law, » de
Voir l’article
27. [↑] Voir les directives « EEOC Guidelines on Discrimination Because of Sex (29 C.F.R. Section 1604.11) » ; idem dem Michelle Ridgeway Peirce, 1er juillet 1989, page 1085 ; ; voir l’article « The Development of Hostile Environment Sexual Harassment Law: Struggling to Define Actionable Conduct« , de Rubin, Jenny Rene, (1995), Honors Theses, pages 6-9.
28. [↑] Voir le chapitre 1 de l’ouvrage Litigating the Workplace Harassment Case (2010), sous la direction de Marlene K Heyser : « Overview of the Law of Workplace Harassment » de Catherine Fisk and Dianne Avery, page 3 ; l’ouvrage Culture Moves: Ideas, Activism, and Changing Values, de Thomas R. Rochonm, 1998, page 71.
29. [↑] Idem Lilliana Paratore, Chigago Journal of History, numéro 1, printemps 2013 ; idem Enid Nemy, du 19 août 1975, The New-York Time ; voir l’interview de la sénatrice Eleanor Holmes Norton dans le magazine en ligne http://www.slate.com, “What Is Shameful Is How Long It Has Taken Congress to Catch Up” Talking to congresswoman , who has been fighting against sexual harassment her entire career, de Lila Thulin, 8 décembre 2017.
30. [↑] Sur le livre : voir l’article ‘Good Girls’ Fight to Be Journalists, de Anne Eisenbergsept, 1er septembre 2012, The New York Times ; Sur la série : l’article ‘Good Girls Revolt’ Is A Show About 1969 That Will Ring True For Women In 2016, de Taylor Pittman, 25 octobre 2016 sur le site https://www.huffingtonpost.com/ ; l’article « What the new series ‘Good Girls Revolt’ gets right about D.C. Del. Eleanor Holmes Norton« , de , 27 octobre .