La Cour suprême des Etats-Unis se penche pour la première fois en 1986 sur la question du harcèlement sexuel à l’occasion de l’affaire Meritor Savings Bank v. Mechelle Vinson [1]. Les juges suprêmes reconnaissent dans leur arrêt le harcèlement sexuel comme une forme de discrimination fondée sur le sexe et sanctionnée par le titre VII de la loi sur les droits civiques de 1964. Ce faisant, ils valident l’analyse juridique défendue depuis 1975 par les féministes. Les règles relatives au harcèlement moral se précisent les années suivantes au fil de décisions rendues par les juges.
L’année 1991 marque un tournant. L’audition à la télévision d’Anita Hill accusant de harcèlement sexuel Clarence Thomas, candidat à un poste de juge à la Cour suprême, marque durablement les esprits. La problématique du harcèlement sexuel force la porte des foyers américains et contraint les médias et les pouvoirs publics à s’y intéresser. Les signalements de harcèlement sexuel comptabilisés par l’Equal Employment Opportunity Commission passent de 6883 (en 1991) à 10577 (en 1992), jusqu’à atteindre 16245 en 1997 [2].
L’arrêt Meritor Savings Bank v. Mechelle Vinson du 19 juin 1986
L’affaire oppose Mechelle Vinson à son ex-employeur, la banque Meritor Savings Bank et son ancien supérieur hiérarchique, Sidney Taylor. La jeune femme affirme avoir été victime d’un harcèlement sexuel répété de la part de son chef durant quatre années. Elle dépeint un environnement de travail devenu invivable pour elle mais aussi pour d’autres collègues féminines. L’avocate de Mechelle Vinson bénéficie pour la rédaction de son mémoire devant la Cour suprême de l’aide de la juriste féministe Catharine MacKinnon [3]. Elle est également soutenue par des organisations féministes comme le Women’s Legal Defense Fund et le Working Women’s Institute qui appuient sa position devant la Cour [4].
Mechelle Vinson est engagée comme employée de guichet en 1974 à l’âge de 19 ans. Elle gravit petit à petit les échelons. Sa compétence professionnelle n’est pas discutée. A la fin de sa période d’essai, Mechelle Vinson explique avoir été invitée à dîner par son responsable hiérarchique, puis à l’accompagner dans un motel pour avoir un rapport sexuel. Après avoir opposé plusieurs refus, elle finit par céder. La jeune femme évoque pour la période de 1974 à 1977 des demandes sexuelles régulières de la part de son supérieur, des attouchements en présence d’autres employés de la banque. Elle relate qu’il la poursuivait dans les toilettes pour dames, exhibait son sexe devant elle. Elle dénombre 40 à 50 rapports sexuels et affirme avoir été violée à plusieurs reprises. En septembre 1978, elle s’absente de son emploi pour une durée indéterminée pour maladie. Elle est licenciée en novembre 1978 [5].
L’affaire est d’abord examinée en première instance par la cour de district qui écarte l’existence de tout harcèlement sexuel [6]. La cour d’appel fédérale du District de Columbia annule ensuite le jugement et renvoie l’affaire pour être rejugée sur le fond [7]. La cour d’appel reproche à la cour de district de ne pas avoir examiné l’affaire sous l’angle du « harcèlement sexuel ayant créé un environnement de travail hostile » [8]. S’agissant de la responsabilité de la banque, la cour d’appel se prononce en faveur du principe d’une responsabilité de l’employeur en cas de harcèlement d’un supérieur sur un subordonné. C’est cette décision qui est contestée par la banque devant la Cour suprême des Etats-Unis.
Dans une décision unanime, la Cour suprême donne raison à la cour d’appel [9]. Sans se prononcer sur le fond de l’affaire (à savoir si Mechelle Vinson a été ou non victime de harcèlement sexuel), la Cour suprême reconnaît la possibilité d’un harcèlement sexuel y compris en l’absence de conséquences financières pour la victime. Elle précise toutefois qu’un tel harcèlement sexuel doit être suffisamment grave ou envahissant pour altérer les conditions de travail de la personne concernée. La haute juridiction se réfère directement dans sa motivation à la définition du harcèlement sexuel donnée en 1980 par l’Equal Employment Opportunity Commission distinguant le harcèlement sexuel « quid pro quo » (de chantage) et le harcèlement sexuel ayant pour effet de créer un environnement professionnel hostile. La Cour suprême refuse par contre d’édicter une règle définitive concernant la responsabilité de l’employeur.
Aucune juridiction ne se prononcera finalement sur la réalité ou non du harcèlement sexuel qu’aurait subi Mechelle Vinson. Un accord financier intervient ultérieurement entre la banque et la plaignante mettant fin au litige [10].
L’affaire Anita Hill en 1991
Cinq ans plus tard, une affaire médiatique jette un coup de projecteur sur la question du harcèlement sexuel. Des millions de téléspectateurs américains assistent en direct en octobre 1991 à l’audition d’Anita Hill accusant le juge Clarence Thomas, candidat à la Cour suprême des Etats-Unis, de harcèlement sexuel [11].
En juillet 1991, le Président George H. W. Bush nomme Clarence Thomas pour prendre la suite du juge suprême Thurgood Marshall qui a annoncé son départ en retraite [12]. Le Comité judiciaire du Sénat procède en septembre 1991 à l’examen de la candidature du juge noir et conservateur avant le vote du sénat [13]. Le FBI est chargé dans ce cadre d’enquêter sur le candidat à la Cour suprême. Les déclarations faites par Anita Hill lorsqu’elle est entendue par le FBI fuitent dans la presse [14]. La jeune femme de 35 ans est ainsi appelée à témoigner publiquement devant le Comité présidé par le sénateur démocrate Joe Biden.
La professeure de droit, afro-américaine également, est interrogée par 14 hommes blancs pendant près de sept heures [15]. Elle relate avoir été l’assistante juridique de Clarence Thomas de 1981 à 1983 : d’abord au ministère de l’éducation puis à l’Equal Employment Opportunity Commission lorsque celui-ci est nommé président de la commission chargée de lutter contre les discriminations. Elle explique que Clarence Thomas lui a tenu des propos à caractère sexuel après avoir cherché en vain, pendant deux ans, à sortir avec elle. Elle évoque des descriptions de films pornographiques (impliquant des femmes et des animaux, des pratiques en groupe ou des scènes de viol), des allusions à son anatomie (taille de son pénis), aux femmes à grosse poitrine, ou la désormais célèbre « plaisanterie » à propos du poil pubien mis dans son Coca [16]. Anita Hill se défend d’avoir jamais avoir voulu rendre public le comportement de son ancien supérieur hiérarchique [17]. Elle accepte d’être soumise à un test de détection de mensonge qui conclut à sa crédibilité [18].
Clarence Thomas dément lors de son audition de manière véhémente les allégations de harcèlement sexuel et se dit victime d’un lynchage « High Tech » de type raciste [19]. Il bénéficie alors de la faveur de l’opinion publique [20]. Il est finalement confirmé à une courte majorité (52 contre 48) au poste de juge suprême qu’il occupe toujours.
L’audition d’Anita Hill a laissé un sentiment de profond malaise et continue de hanter les mémoires. Elle a permis à la parole dans le cadre privé de se libérer concernant un sujet encore considéré comme tabou et de s’interroger sur les comportements inappropriés au travail [21]. Joe Biden s’est excusé très récemment en novembre 2017 pour la manière dont il a géré, en tant que président du Comité judiciaire du Sénat, l’audition d’Anita Hill [22]. En effet, des membre du comité ont questionné la jeune femme sur sa vie sexuelle. Un sénateur a suggéré qu’elle avait souffert du syndrome d’érotomanie, c’est-à-dire s’être imaginée de manière délirante être aimée de Clarence Thomas [23]. Le refus de Joe Biden d’autoriser d’autres auditions de témoins qui auraient pu soutenir les allégations d’Anita Hill a été en outre particulièrement critiqué [24].
La loi fédérale sur les droits civiques de 1991
En novembre 1991, le Président George H. W. Bush promulgue une loi qui modifie des dispositions du titre VII de la loi sur les droits civiques de 1964. Il dénonçait pourtant peu avant l’audition d’Anita Hill les dispositions du projet de loi qui était examiné par le Congrès [25]. La loi permet notamment aux personnes se disant victimes de discrimination de bénéficier d’un procès avec un jury et d’obtenir des dommages et intérêts compensatoires et des dommages et intérêts punitifs plafonnés à 50 000 ou 300 000 dollars selon le nombre de salariés de la société [26].
à suivre…
1. [↑] Voir l’arrêt Meritor Savings Bank v. Mechelle Vinson du 19 juin 1986 sur le site caselaw.findlaw.com.
2. [↑] Les chiffres concernent les plaintes de harcèlement sexuel enregistrés par l’EEOC ainsi que par les Fair Employment Practices Agencies (FEPAs). L’EEOC fait une distinction entre les plaintes de harcèlement sexuel (sexual harassment) et celles de harcèlement fondées sur le sexe (sex-based harassment). Le harcèlement fondé sur le sexe renvoie au traitement discriminant d’une personne en raison de son sexe sans être nécessairement de nature sexuelle. Voir l’ouvrage Power and Gender: Issues in Sexual Dominance and Harassment, de Rosemarie Skaine, 1996, page 156 ; voir les statistiques de l’EEOC et notamment la page EEOC Charges Filed Alleging Sexual Harassment – FY 1997 – FY 2017 sur le site de l’U.S. Equal Employment Opportunity Commission.
3. [↑] Voir la première partie de l’article, La notion de harcèlement sexuel aux Etats-Unis (I), concernant le rôle majeur de Catharine MacKinnon dans l’élaboration de la théorie juridique qui jette les bases du droit du harcèlement sexuel aux Etats-Unis.
4. [↑] Voir l’article Mechelle Vinson’s Tangled Trials, The Washington Post, 11 août
5. [↑] Voir l’article « Sexual Harassment and Title VII — A Better Solution« , de Michelle Ridgeway Peirce, 1er juillet 1989, Boston College Law Review, volume 30, numéro 4, pages 1083-1084 ; l’article She said her boss raped her in a bank vault. Her sexual harassment case would make legal history, de 13 octobre l’ouvrage Equal: Women Reshape American Law, de Fred Strebeigh, chapitre 14, pages 209-215 ; oir l’introduction « A Short History of Sexual Harassment » de , dans l’ouvrage « Directions in Sexual Harassment Law« , de
6. [↑] Idem arrêt Meritor Savings Bank v. Mechelle Vinson du 19 juin 1986 ; l’article Mechelle Vinson’s Tangled Trials, The Washington Post, 11 août
7. [↑] Idem arrêt Meritor Savings Bank v. Mechelle Vinson du 19 juin 1986 ; voir l’arrêt Vinson v. Sidney L. Taylor, et al, 753 F.2d 141 (D.C. Cir. 1985) sur le site JUSTIA US Law.
8. [↑] Voir la première partie de l’article, La notion de harcèlement sexuel aux Etats-Unis (I), pour une présentation des deux types de harcèlement sexuel
9. [↑] Idem arrêt Meritor Savings Bank v. Mechelle Vinson du 19 juin 1986 ; idem
10. [↑] Voir l’ouvrage Women and the Law: Stories, d’Elizabeth M. Schneider, Stephanie M. Wildman, 2010, page 294
11. [↑] Voir l’article Why Anita Hill’s 1991 Testimony Is So Haunting Today, d’Emma Gray, The Huffington Post, 15 avril 2016 ; l’article ‘It was just awful’: The Clarence Thomas hearings, in the words of those who were there, de The Washington Post, 9 avril
12. [↑] Voir l’article The Supreme Court; Conservative Black Judge, Clarence Thomas, is named to Marshall’s Court Seat, de Maureen Dowd, The New York Times, 2 juillet 1991.
13. [↑] Voir l’article précédent La nomination des juges de la Cour suprême des Etats-Unis
14. [↑] Voir l’article FBI to Probe Leak of Harassment Charges, Senate Leaders Say, Los Angeles Times, 21 octobre 1991 ; l’article Senators, Fbi Faulted For Lax Investigation, de Christopher Drew, Chicago Tribune, 13 octobre 1991 ; l’article Probe Fails to Trace Thomas Case Leaks : Supreme Court: Senate investigator unable to determine who gave data to press about Anita Hill harassment allegations, de William J. Eaton, Los Angeles Times, 6 mai 1992.
15. [↑] Voir l’article Re-watching Joe Biden’s disastrous Anita Hill hearing: A sexual harassment inquisition, de
16. [↑] Sur la plaisanterie « Who put a pubic hair on my Coke?« : voir les articles Anita Hill’s testimony compelled America to look closely at sexual harassment, de Hill describes detail of alleged harassment, de Ruth Marcus, The Washington Post, 12 octobre 1991 ;
Sur les descriptions de films pornographiques : voir les articles The Thomas Nomination; Excerpts From Senate’s Hearings on the Thomas Nomination, The New York Times, 12 octobre 1991 ; The Thomas Nomination; Thomas accuser tells hearing of obscene talk and advances; judge complains of ‘lynching’, de Richard L. Berke, The New York Times, 12 octobre 1991 ; Hill describes detail of alleged harassment, de Ruth Marcus, The Washington Post, 12 octobre 1991 ;
17. [↑] Voir l’article The Thomas Nomination; Excerpts From Senate’s Hearings on the Thomas Nomination, The New York Times, 12 octobre 1991.
18. [↑] Voir l’article The Thomas Nomination ; Hill said to pass a polygraph test, de Martin Tolchin, The New York Times, 14 octobre 1991.
19. [↑] Voir les articles The Thomas Nomination; Thomas accuser tells hearing of obscene talk and advances; judge complains of ‘lynching’, de Richard L. Berke, The New York Times, 12 octobre 1991 ; For Clarence Thomas, Lynching Is Personal. Only., d’Emma Coleman Jordan, The Washington Post, 14 octobre 2017 ; The Race Card, de Richard Thompson Ford, magazine en ligne www.slate.com, 20 janvier 2008 ; Clarence Thomas’s conservatism: the first 20 years, de Jason Farago, The Guardian, 13 octobre 2011.
20. [↑] Selon un sondage Washington Post-ABC News réalisé après deux jours d’audition, 55% des sondés ne croient pas la version d’Anita Hill et 34% y croient. Un an plus tard, selon une enquête Wall Street Journal/NBC News, ils sont 44% à la croire et 34% à croire Clarence Thomas. Voir les articles : Who to believe Three years after Anita Hill accused Clarence Thomas of sexual harassment, the nation is still debating…, de Jean Marbella, The Baltimore Sun, 2 novembre 1994 ; Americans’ Response To The Nomination Of Clarence, The Public Perspective, novembre-décembre 1991 ; Anita Hill, Reluctant Hero, de Kristal Brent Zook, The Nation, 17 avril 2016
21. [↑] Voir l’article Who to believe Three years after Anita Hill accused Clarence Thomas of sexual harassment, the nation is still debating…, de Jean Marbella, The Baltimore Sun, 2 novembre 1994.
22. [↑] Voir les article Joe Biden on Anita Hill’s sexual-harassment testimony: ‘I owe her an apology’, de Derek Hawkins, The Washington Post, 14 décembre 2017 ; Anita Hill: Joe Biden’s Apology Is ‘Not Enough’, de Marina Fang, The Huffington Post, 22 novembre 2017 ; Joe Biden hasn’t called Anita Hill to say sorry after talking about it for weeks, de Zola Ray, Newsweek, 5 janvier 2018.
23. [↑] Voir les articles Why Anita Hill’s 1991 Testimony Is So Haunting Today, d’Emma Gray, The Huffington Post, 15 avril 2016 ; Liberties; Truth, Sex, Lies and Videotape, de Maureen Dowd, The New York Times, 27 juin 2001.
24. [↑] Voir l’article Anita Hill: Joe Biden’s Apology Is ‘Not Enough’, de Marina Fang, The Huffington Post, 22 novembre 2017 ; Biden and Anita Hill, Revisited, de Kate Phillips, The New York Times, 23 août.
25. [↑] Voir l’article Anita Hill’s Legacy, de Monday, Time, 19 octobre 1992.
26. [↑] Voir les articles The Civil Rights Act of 1991, twenty-five years after, de Donald R. Livingston, American Bar Association, 9 novembre 2016 ; Senate Approves Civil Rights Bill, 95-5, d’Adam Clymer, The New York Times, 31 octobre 1991 ; Reaffirming Commitment, Bush Signs Rights Bill, d’Andrew Rosenthal, The New York Times, 22 novembre 1991 ; The Civil Rights Act of 1991, sur site de l’U.S. Equal Employment Opportunity Commission.