Contrairement à certaines idées reçues, les juridictions américaines n’assimilent pas de simples incivilités au travail à du harcèlement sexuel. Une plaisanterie douteuse, une drague appuyée ne suffisent pas à caractériser une situation de harcèlement sexuel. Ainsi que je le précisais dans l’article précédent [1], la Cour suprême pose dès 1986 des règles strictes à la reconnaissance d’un harcèlement sexuel en lien avec le climat de travail : celui-ci doit être suffisamment grave ou envahissant pour altérer les conditions de travail. Dans le même sens, le juge suprême Antonin Scalia indique en 1998 que les dispositions anti-discrimination ne sauraient être assimilées à un « code de bonne conduite » [2].
Il est souvent fait une confusion entre l’état de la jurisprudence et les politiques anti-harcèlement sexuel mises en place dans certaines entreprises dont le but essentiel est de minimiser tout risque d’engagement de leur responsabilité. A compter des années 1990, suite à l’affaire Anita Hill, la perspective de procès coûteux et de scandales incite les entreprises à prendre davantage en compte la question du harcèlement sexuel au travail. Elles y répondent en développant des politiques de prévention du harcèlement sexuel et en favorisant le règlement des litiges en interne ainsi que les transactions confidentielles. Seules 3 à 6 % des signalements de harcèlement feraient l’objet d’un procès [3]. Aujourd’hui, la jurisprudence de la Cour suprême en matière de harcèlement sexuel et les réponses apportées par les employeurs sont la cible de critiques de plus en plus nombreuses aux Etats-Unis [4].
Les principales décisions de la Cour suprême
Après l’arrêt Meritor Savings Bank v. Mechelle Vinson de 1986 [5], la Cour suprême a continué au fil des années d’énoncer les règles s’appliquant au harcèlement sexuel.
- L’absence de préjudice psychologique nécessaire en cas de harcèlement sexuel en lien avec l’environnement de travail:
En 1993, dans l’arrêt Harris v. Forklift Systems [6], la Cour suprême indique que l’environnement de travail doit être évalué en prenant comme référence la « personne raisonnable ». Elle estime qu’un harcèlement sexuel ne peut être reconnu que s’il apparaît qu’une « personne raisonnable« , placée dans les mêmes circonstances que la victime, aurait perçu cet environnement comme hostile ou abusif. Sous cette réserve, la Cour précise qu’une situation de harcèlement sexuel peut être invoquée sans démontrer l’existence d’un préjudice psychologique.
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La responsabilité de l’employeur selon les cas de harcèlement sexuel:
Dans deux décisions de 1998, la Cour suprême précise le régime de responsabilité des employeurs en matière de harcèlement sexuel (arrêts du 26 juin 1998 « Burlington Industries v. Ellerth » [7] et « Faragher v. Boca Raton » [8]).
La responsabilité de l’employeur est automatiquement engagée si les agissements émanent d’un supérieur hiérarchique (« agent« ) agissant au nom de l’employeur et s’ils ont eu des conséquences concrètes pour le salarié concerné au niveau de l’emploi (rétrogradation, mutation non souhaitée, licenciement).
Si le harcèlement émane d’un collègue et non d’un supérieur hiérarchique, la responsabilité de l’employeur n’est engagée qu’en cas de négligence de sa part, c’est-à-dire s’il est démontré qu’il savait ou aurait dû savoir mais n’a pas apporté de réponse.
La Cour apporte une précision concernant le harcèlement lié à l’environnement de travail qui n’implique pas nécessairement de conséquences financières pour la victime (à la différence du harcèlement de type « quid pro quo« ). Elle précise ainsi que si le salarié n’a pâti d’aucune mesure au niveau de son emploi, l’employeur peut s’exonérer de sa responsabilité dans deux hypothèses :
- s’il démontre avoir pris des mesures en vue de prévenir ou corriger les situations de harcèlement dans l’entreprise,
- s’il met en évidence que le salarié a négligé de manière déraisonnable d’utiliser les dispositifs préventifs ou correctifs mis à sa disposition par l’employeur.
La Cour suprême ouvre ainsi la possibilité pour l’employeur de voir sa responsabilité écartée s’il démontre avoir mis en oeuvre les mesures nécessaires pour empêcher ou mettre un terme aux situations de harcèlement sexuel au sein de l’entreprise. C’est la création des « affirmative defenses » (moyens de défense s’appuyant sur la politique anti-harcèlement mise en place).
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La reconnaissance du harcèlement sexuel entre personnes de même sexe:
Dans l’arrêt Oncale v. Sundowner Offshore Services du 4 mars 1998 [9], la Cour suprême reconnaît le harcèlement sexuel entre personnes de même sexe. Les victimes doivent par contre démontrer qu’elles ont bien été harcelées en raison de leur sexe.
Le Titre VII de la loi sur les droits civiques de 1964 prohibe, selon les juges suprêmes, toute discrimination fondée sur le sexe quel que soit le sexe du harceleur ou de la personne harcelée. Le juge Antonin Scalia, rédacteur de l’opinion, rappelle que la gravité des agissements doit être examinée du point de vue objectif d’une « personne raisonnable« .
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Une définition plus restrictive des personnes assimilées à un supérieur hiérarchique:
En 2013, la Cour suprême donne une définition plus restrictive des personnes assimilées à un supérieur hiérarchique. Dans une décision partagée à 5 contre 4, elle définit désormais les supérieurs hiérarchiques comme les personnes disposant du pouvoir de recruter et de licencier (arrêt Vance v. Ball State University du 24 juin 2013 [10]). Elle rejette la définition plus large qui était adoptée par l’Equal Employment Opportunity Commission (EEOC) qui englobait les personnes chargées de gérer, contrôler le travail quotidien d’un autre salarié.
De façon mécanique, un nombre plus important de personnes, qui étaient auparavant classées dans la catégorie des « supérieurs hiérarchiques », est désormais compris dans celle des « collègues de travail ». Or, ainsi que nous l’avons vu précédemment, la reconnaissance d’un harcèlement sexuel commis par un collègue de travail est plus difficile car elle nécessite de rapporter la preuve d’une négligence de la part de l’employeur.
Cette décision a fait l’objet de critiques importantes [11]. Les avocats conseillent désormais aux employeurs de limiter à un niveau de responsabilité élevé le pouvoir d’engager et de licencier le personnel [12].
Les employeurs face au harcèlement sexuel
Dès 1980, l’Equal Employment Opportunity Commission présente la prévention comme le meilleur outil pour lutter contre le harcèlement sexuel [13]. Elle invite les employeurs à se positionner clairement et leur demande de sanctionner les situations de harcèlements sexuels, d’informer les salariés sur leurs droits et de les sensibiliser à cette question.
Dans sa directive de 1990 [14], la commission incite par ailleurs les employeurs à mettre en place des procédures en vue de résoudre en interne les signalements de harcèlements sexuels. Elle souligne la nécessité de garantir la confidentialité des procédures et de protéger les victimes et témoins éventuels contre toutes représailles. Elle ajoute que tout signalement de harcèlement sexuel doit entraîner de la part de l’employeur des investigations approfondies et, si besoin, des mesures correctives immédiates (exemple : sanctions disciplinaires à l’encontre de l’employé fautif).
L’affaire Anita Hill en 1991 joue un rôle déclencheur [15]. Plusieurs affaires dans les années 1990 (notamment des class actions) aboutissent à l’allocation de dommages et intérêts importants pour les victimes. Les entreprises prennent conscience qu’elles peuvent être condamnées à des dommages et intérêts punitifs et compensatoires. Elles sont plus nombreuses à établir des codes de bonne conduite abordant la question du harcèlement sexuel. Ces codes précisent les règles et valeurs à respecter au sein de l’entreprise, rappellent l’interdiction du harcèlement sexuel et la procédure interne de signalement.
Dans les arrêts « Burlington Industries v. Ellerth » et « Faragher v. City of Boca Raton » de 1998, les juges suprêmes reconnaissent l’importance des politiques anti-harcèlement sexuel mises en place dans les entreprises. En ouvrant la possibilité d’une exonération de responsabilité grâce à ces dispositifs, ils incitent fortement les employeurs à investir le champ de la prévention et de la formation.
Aujourd’hui, les employeurs sont de plus en plus critiqués pour leur gestion du harcèlement sexuel. Sont en ligne de mire les clauses d’arbitrage privé (arbitration clauses) et les accords de confidentialité (non-disclosure agreements ou NDA) [16]. Selon le Economic Policy Institute, plus de la moitié des salariés américains auraient, dans leur contrat de travail, des clauses prévoyant le recours obligatoire à l’arbitrage privé et confidentiel en cas de litige [17]. Les salariés liés par une telle clause ne peuvent poursuivre en justice leur employeur y compris en cas de harcèlements sexuels. Ces clauses sont de plus en plus attaquées et considérées comme un frein à la lutte contre le harcèlement et les discriminations au travail en contraignant les plaignants au silence [18]. Leur suppression est devenue le cheval de bataille de l’ex-présentatrice vedette Fox News, Gretchen Carlson, qui a accusé en 2016 le PDG de la chaîne, Roger Ailes, de harcèlement sexuel [19]. En décembre dernier, la société Microsoft a annoncé avoir supprimé le recours obligatoire à l’arbitrage privé en cas de signalement de harcèlement sexuel [20].
Les critiques se concentrent en outre sur les accords de confidentialité (non-disclosure agreements) en cas de transaction financière entre employeurs et salariés ayant dénoncé des faits de harcèlement sexuel [21]. En 2016, l’Etat de Californie est devenu le premier Etat à interdire les accords de confidentialité dans les affaires civiles susceptibles de poursuites en tant qu’infractions sexuelles [22]. Des projets de lois dans d’autres Etats (l’Etat de New-York, le New Jersey et la Pennsylvanie) ont récemment été déposés pour interdire les clauses d’arbitrage privé et les accords de confidentialité en matière de harcèlement sexuel [23].
1. [↑] Voir l’article précédent La notion de harcèlement sexuel aux Etats-Unis (II).
2. [↑] Voir l’arrêt Oncale v. Sundowner Offshore Services, Inc, 4 mars 1998 sur le site https://supreme.justia.com ; l’article « High Court widens worplace claims in sex harassment« , de Linda Greenhouse, The New York Times, 5 mars 1998 ; voir l’article « Crossing the Line: The Ninth Circuit’s Guidelines for Flirting at Work » de Patrick R. Kitchin, 17 septembre 2010, sur le site http://www.todaysworkplace.org.
3. [↑] Voir l’article « Sexual Harassment Cases Often Rejected By Courts« , de Yuki Noguchi, 28 novembre 2017 sur le site de la National Public Radio (https://www.npr.org).
4. [↑] La critique des juridictions voir l’article « How Business Fares in the Supreme Court » de Lee Epstein, William M. Landes et Richard A. Posner, Minnesota Law Review, numéro 97, 2013 ; l’article How Supreme Court made it harder to stop sex harassment, de Vijay Das, 14 octobre 2016, sur le site edition.cnn.com ; l’article « How the legal system fails victims of sexual harassment« , d’ Unequal: How America’s Courts Undermine Discrimination Law« , de Sandra F. Sperino et Suja A. Thomas, 2017 ; l’article « Supreme Court 2013: The Year in Review. A disappointing Supreme Court decision on sexual harassment » de Richard A. Posner, 25 juin 2013, sur le site www.slate.com ; Voir l’article Score One More for the Corporations, de Pat Garofalo, 24 juin 2013, sur le site www.usnews.com ; l’article The real supreme court stunner: sometimes workplace harassment is OK, de Supreme Court splits openly on worker protection suits, RJustice for Big Business, de
La critique des employeurs : voir l’article « How nondisclosure agreements protect sexual predators« , de How Legal Agreements Can Silence Victims of Workplace Sexual Assault« , de Hiba Hafiz, 18 octobre 2017 sur le site www.theatlantic.com ; l’article « When you cannot sue your employer« , 25 janvier 2018, The Economist ; l’article « Lawmakers Taking Aim At NDAs In Sexual Harassment Cases« , de
5. [↑] Voir l’article précédent La notion de harcèlement sexuel aux Etats-Unis (II) ; l’arrêt Meritor Savings Bank v. Mechelle Vinson du 19 juin 1986 sur le site caselaw.findlaw.com.
6. [↑] Voir l’arrêt Harris v. Forklift Systems, Inc. du 9 novembre 1993 sur le site supreme.justia.com.
7. [↑] Voir l’arrêt Burlington Industries, Inc. v. Ellerth du 26 juin 1998 sur le site supreme.justia.com.
8. [↑] Voir l’arrêt Faragher v. Boca Raton du 26 juin 1998 sur le site supreme.justia.com.
9. [↑] Voir l’arrêt Oncale v. Sundowner Offshore Services, Inc. du 4 mars 1998 sur le site supreme.justia.com ; l’article Court: Same-Sex Harassment Illegal, de Richard Carelli, 4 mars 1998, High court widens workplace claims in sex harassment, de Linda Greenhouse, The New York Times, 5 mars
10. [↑] Voir l’arrêt Vance v. Ball State Univ. du 24 juin 2013 sur le site supreme.justia.com ; l’article Supreme Court Raises Bar to Prove Job Discrimination, de Steven Greenhouse, The New York Times, 24 juin 2013 ; l’article Title VII — Employer Liability for Supervisor Harassment – Vance v. Ball State University, Harvard Law Review, numéro 127, 2013.
11. [↑] Voir l’article Score One More for the Corporations, de Pat Garofalo, 24 juin 2013, sur le site www.usnews.com ; l’article The real supreme court stunner: sometimes workplace harassment is OK, de Supreme Court splits openly on worker protection suits, RJustice for Big Business, de ; idem Richard A. Posner, 25 juin 2013, sur le site www.slate.com.
12. [↑] Idem Vijay Das, 14 octobre 2016, sur le site edition.cnn.com.
13. [↑] Voir les directives de la Commission fédérale de 1980 EEOC Guidelines on Discrimination Because of Sex (29 C.F.R. Section 1604.11).
14. [↑] Voir les directives de la Commission fédérale du 19 mars 1990 Policy Guidance on Current Issues of Sexual Harassment.
15. [↑] Voir l’article précédent La notion de harcèlement sexuel aux Etats-Unis (II).
16. [↑] Voir l’article An infrastructure of silence, » de Hiba Hafiz, 18 octobre 2017 sur le site www.theatlantic.com.
17. [↑] Voir l’article « The growing use of mandatory arbitration – Access to the courts is now barred for more than 60 million American workers », d’Alexander J.S. Colvin, 27 septembre 2017, sur le site de l’Economic Policy Institute : www.epi.org ; l’article « Getting Screwed at Work? The Sneaky Way You May Have Given Up Your Right to Sue« , de Megan Leonhardt, Time, 27 septembre 2017.
18. [↑] Voir l’article « The Teeny Tiny Fine Print That Can Allow Sexual Harassment Claims to Go Unheard« , de Elizabeth Dias et Eliana Dockterman, Time, 21 octobre 2016 ; l’article « how forced arbitration agreements cheat women in the workplace« , de Melina Delkic, Newsweek, 25 octobre 2017.
20. [↑] Voir l’article « Microsoft Moves to End Secrecy in Sexual Harassment Claims« , de Nick Wingfield et Jessica Silver-Grennberg, The New York Times, 19 décembre 2017 ; l’article « Microsoft Won’t Make Women Settle Sexual Harassment Cases Privately Anymore. Here’s Why That Matters« , de Samantha Cooney,Time, 19 décembre 2017.
21. [↑] Voir l’article « How nondisclosure agreements protect sexual predators« , de Non-disclosure agreements can enable abusers. Should we get rid of NDAs for sexual harassment?« , de Jessica Levinson, 24 janvier 2018, sur le site www.nbcnews.com ; l’article « How NDAs maintain a culture of silence around workplace sexual harassment« , Rebecca Greenfield, The Independent, 19 octobre 2017.
22. [↑] Idem oir l’article « Weinstein scandal puts nondisclosure agreements in the spotlight« , How to pierce the secrecy around sexual cases« , de Nitasha Tiku, 4 décembre 2017 sur le site internet www.wired.com.
23. [↑] Voir How Legal Agreements Can Silence Victims of Workplace Sexual Assault« , de Hiba Hafiz, 18 octobre 2017 sur le site www.theatlantic.com ; l’article « US lawyers reconsider confidentiality agreements in sexual harassment claims« , de Daniel Wiessner, 19 décembre 2017, sur le site www.csmonitor.com ; idem Nitasha Tiku, 4 décembre 2017 sur le site internet www.wired.com ; l’article « NDAs Are Out of Control. Here’s What Needs to Change » de Orly Lobel, 30 janvier 2018, Harvard Business Review.
merci pour ce petit reportage bien intéressant