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L’arrêt Roe v. Wade du 22 janvier 1973 (IV) : vers un retour au droit à l’avortement aux Etats-Unis

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A l’audience du 13 décembre 1971, la Cour suprême est composée de sept juges suite au départ en septembre de deux juges en retraite, Hugo Black et John Marshall Harlan II [1]. Les juges nommés pour les remplacer, Lewis Powell Jr. et William H. Rehnquist, n’ont pas encore été installés dans leurs nouvelles fonctions [2]. Sarah Weddington, 26 ans, plaide seule le dossier face à Jay Floyd, avocat de la partie adverse représentant Henry Wade, procureur de Dallas [3]. Quinze «amici curiae» (amis de la cour), personnalités ou institutions, déposent des mémoires pour faire connaître leur point de vue dans l’affaire Roe v. Wade (huit soutiennent les adversaires de la loi du Texas et sept la position de l’Etat du Texas) [4].

Portrait officiel du juge suprême Harry A. Blackmun en 1976, par Robert S. Oakes, Library of Congress

C’est le juge Harry H. Blackmun qui est chargé par le président de la Cour Suprême, Warren Earl Burger, de rédiger l’opinion majoritaire de la Cour pour les affaires Roe v. Wade et Doe v. Bolton [5]. Il se concentre dans son premier projet sur les critiques formulées par la profession médicale et retient que les lois anti-avortement, trop vagues, sont inconstitutionnelles. Elles soumettent selon lui les médecins à un grand degré d’incertitude juridique et les exposent à un risque de poursuites pénales [6].

Suite à l’arrivée de Lewis F. Powell Jr. and William H. Rehnquist, les juges suprêmes décident de réentendre les affaires Roe v. Wade et Doe v. Bolton [7]. Elles sont fixées à l’audience du 11 octobre 1972.

Dans l’intervalle, le soutien populaire en faveur de la dépénalisation de l’avortement progresse et un mouvement d’opposition à toute libéralisation se met en place [8]. Une enquête d’opinion de juin 1972, effectuée par l’institut Gallup, retrouvée dans les dossiers du juge Blackmun, rapporte que selon deux tiers des américains, l’avortement doit uniquement relever d’une décision prise par la femme et son médecin [9]. Le sondage relève peu de différences au niveau des réponses entre les hommes et les femmes [10]. Cinquante-six pour cent des catholiques soutiennent le droit des femmes à l’avortement [11]. Les républicains apparaissent dans l’enquête plus favorables à une libéralisation que les démocrates [12]. Selon l’institut de sondage, le seul groupe hostile à un droit à l’avortement rassemble les personnes qui n’ont pas été scolarisées au-delà de l’école primaire [13]. De nouvelles décisions judiciaires remettant en cause des lois anti-avortement sont rendues dans le Vermont, au New Jersey, au Kansas et au Connecticut [14]. Le juge Blackmun, toujours rédacteur de l’opinion majoritaire, a effectué des recherches sur l’histoire et la pratique de l’avortement. Il aborde dans son second projet différemment la question de l’avortement [15].

L’arrêt Roe v. Wade

A l’audience du 11 octobre 1972, Sarah Weddington affine son argumentaire [16]. Face à elle, Robert C. Flowers remplace Jay Floyd dont le mot d’introduction (une plaisanterie sexiste) lors de l’audience précédente a été accueilli de manière glaciale [17]. Des mémoires supplémentaires d’«amici curiae» soutenant chaque partie sont déposés à l’occasion de la seconde plaidoirie [18]. L’arrêt est rendu le 22 janvier 1973 [19].

Photographie officielle de la Cour Suprême des Etats-Unis en 1972

A une majorité de 7 contre 2, la cour, composée exclusivement d’hommes, reconnaît dans sa décision à la fois le droit des femmes de pouvoir choisir d’avoir ou non des enfants et le droit pour l’Etat de réglementer l’avortement [20].

Les juges acceptent de se prononcer sur le cas de « Jane Roe » quand bien même celle-ci ne serait plus enceinte en relevant la durée « très courte » d’une grossesse (environ 266 jours) par rapport à la durée d’une procédure judiciaire [21]. Ils renvoient le docteur Hallford vers la juridiction d’Etat et évacuent le recours de « John et Mary Doe » dont le préjudice leur apparaît purement hypothétique [22]. La décision fait ensuite une part importante à l’histoire de l’avortement. Le juge Blackmun rappelle que pendant la première moitié de l’histoire des Etats-Unis, les femmes ont davantage possibilité de mettre fin à leur grossesse et précise que le basculement intervient vers le milieu du 19ème siècle [23].

Les Unes des journaux The New York Times, Los Angeles Times, Daily News et The Washington Post le 23 janvier 1973 suite à l’arrêt Roe v. Wade

La Cour conclut que la loi texane interdisant tout avortement, sauf pour sauver la vie d’une femme enceinte, ne respecte pas le 14ème amendement de la constitution garantissant le Due Process (une procédure régulière) [24]. Si elle reconnaît le droit au respect de la vie privée de la mère, qui trouve selon elle sa source dans le 14ème amendement, elle ne considère pas non plus ce droit comme absolu. Elle identifie également un devoir de l’Etat en matière de protection de la santé de la mère mais aussi de protection de la vie prénatale («prenatal life») qui, à un certain stade, prend le pas sur le droit au respect de la vie privée [25].

La décision de la Cour est ainsi un arbitrage entre des droits et intérêts divergents en fonction de la période à laquelle l’avortement est envisagé. Le juge Blackmun s’appuie dans sa motivation sur les données médicales de l’époque et décompose la grossesse en trois phases.

  • Pendant le premier trimestre, la femme qui souhaite avorter a besoin uniquement de l’accord de son médecin traitant. L’Etat ne peut pas à ce stade intervenir dans la relation entre la mère et son médecin.

  • A compter approximativement de la fin du premier trimestre, l’Etat peut réglementer l’avortement pour protéger la santé de la mère.

  • A partir du moment où le fœtus est viable, c’est-à-dire lorsqu’il peut survivre en dehors de l’utérus de la mère (seuil de viabilité du fœtus fixé en 1973 entre 24 et 28 semaines de grossesse), l’Etat a un intérêt majeur à protéger la vie potentielle du fœtus. Il peut alors décider de réglementer, voire prohiber, l’avortement sauf lorsque la vie ou la santé de la mère sont en danger.

Depuis 1973, cet arrêt n’a cessé de susciter des controverses. Il est aujourd’hui plus que jamais menacé. Récemment, de nombreux Etats ont durci leurs législations en matière d’avortement. Le 14 mai 2019, l’Etat de l’Alabama a adopté la loi la plus répressive interdisant tout avortement sauf en cas de danger pour la vie de la mère. Aucune exception n’est prévue en cas de viol ou d’inceste. Un médecin, qui enfreint cette loi, encourt une peine de prison allant jusqu’à quatre-vingt-dix-neuf ans. Ces nouvelles législations anti-avortement, manifestement inconstitutionnelles, ont toutes les chances d’être invalidées par la justice. Néanmoins, l’objectif affiché par ces Etats est d’amener la Cour suprême, dont la majorité est désormais conservatrice, à se pencher à nouveau sur la question de l’avortement pour renverser l’arrêt Roe v. Wade.


1. [↑] Voir l’ouvrage Becoming Justice Blackmun: Harry Blackmun’s Supreme Court Journey, de Linda Greenhouse, 2007, page 80.

2. [↑] Voir le chapitre “The Unfinished Story of Roe v. Wade” de l’ouvrage à paraître en 2019 “Reproductive Rights and Justice Stories”, de Melissa Murray, Kate Shaw et Reva Siegel eds, page 15.

3. [↑] Voir l’ouvrage  Roe v. Wade: The Abortion Rights Controversy in American History, de N. E. H. Hull et Peter Charles Hoffer, 2001, pages 155-159.

4. [↑] Voir l’article Before Roe v. Wade: Voices that Shaped the Abortion Debate Before the Supreme Court’s Ruling, 2012 de Linda Greenhouse et B. Siegel, SSRN Electronic Journal, janvier 2012, annexes page 318.

5. [↑] Idem Melissa Murray, Kate Shaw et Reva Siegel eds, 2019, page 15.

6. [↑] Idem Melissa Murray, Kate Shaw et Reva Siegel eds, 2019, page 15.

7. [↑] Idem Melissa Murray, Kate Shaw et Reva Siegel eds, 2019, page 15.

8. [↑] Idem Melissa Murray, Kate Shaw et Reva Siegel eds, 2019, page 15.

9. [↑] Voir l’article Becoming Justice Blackmun: Harry Blackmun’s Supreme Court Journey, de Linda Greenhouse, 2006, page 91 ; idem Melissa Murray, Kate Shaw et Reva Siegel eds, page 8.

10. [↑] Idem Linda Greenhouse, 2006, page 91 ; idem Melissa Murray, Kate Shaw et Reva Siegel eds, page 8.

11. [↑] Idem Linda Greenhouse, 2006, page 91 ; idem Melissa Murray, Kate Shaw et Reva Siegel eds, pages 8 et 9.

12. [↑] Idem Melissa Murray, Kate Shaw et Reva Siegel eds, page 9.

13. [↑] Idem Linda Greenhouse, 2006, page 91.

14. [↑] Idem N. E. H. Hull et Peter Charles Hoffer, 2001, page 167.

15. [↑] Idem Linda Greenhouse, 2006, page 91 ; Idem Melissa Murray, Kate Shaw et Reva Siegel eds, 2019, page 16.

16. [↑] Idem N. E. H. Hull et Peter Charles Hoffer, 2001, page 167.

17. [↑] Voir l’article Was ‘beautiful ladies’ comment in Roe v. Wade the worst courtroom humor of all time?, de Debra Cassens Waiss, ABA Journal, 30 juillet 2013, sur le site http://www.abajournal.com : « It’s an old joke, but when a man argues against two beautiful ladies like this, they are going to have the last word. »

18. [↑] Idem Linda Greenhouse et B. Siegel, SSRN Electronic Journal, janvier 2012, annexes page 318.

19. [↑] Roe v. Wade, 410 U.S. 113 (1973), voir la décision sur le site https://www.law.cornell.edu ou le site https://supreme.justia.com.

21. [↑] Idem N. E. H. Hull et Peter Charles Hoffer, 2001, page 174.

22. [↑] Idem N. E. H. Hull et Peter Charles Hoffer, 2001, page 174.

23. [↑] Idem N. E. H. Hull et Peter Charles Hoffer, 2001, page 174.

24. [↑] Idem Melissa Murray, Kate Shaw et Reva Siegel eds, 2019, page 16.

25. [↑] Idem Melissa Murray, Kate Shaw et Reva Siegel eds, 2019, page 16.

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