Le droit immobilier anglais actuel est fondé à l’origine sur deux doctrines issues de l’époque féodale : celle des tenures (voir l’article précédent [1]) et celle des estates. Les tenures renvoient au mode de concession de la terre après la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant en 1066. Le monarque, devenu l’ultime propriétaire de toutes les terres du Royaume, a conféré des terres à des tenanciers. A la différence de la doctrine des tenures tombée en désuétude, celle des estates reste pleinement d’actualité. Elle permet en effet de comprendre les spécificités du droit anglais et ce que détiennent concrètement les tenanciers, en bref, ce que signifie être propriétaire d’un estate in land [2].
L’estate in land
L’estate peut être défini comme le droit du tenancier sur un bien immobilier pendant une période de temps donnée [3]. Il est présenté dans l’affaire Walsingham en 1573 comme «un temps sur la terre, ou la terre pour un temps» («a time in the land, or land for a time»). Le tenancier n’est pas, en théorie, directement propriétaire de l’immeuble qu’il tient de la Couronne. Il ne détient qu’une entité abstraite appelée «estate» [4].
La particularité de la doctrine des estates est qu’il est possible de fractionner les droits détenus sur un bien immobilier en fonction de leur durée. L’élément temporel est donc essentiel [5]. Ainsi, un même bien immobilier peut faire l’objet simultanément de plusieurs estates, intégrant à la fois les droits issus de la possession présente (estates in possession) mais aussi future (estates in expectancy) du bien [6].
La doctrine des estates classifie ainsi les droits des tenanciers sur les biens immobiliers en fonction de leur durée [7].
La classification des estates
Avant 1925, le droit immobilier anglais connaît trois types de freehold estates (c’est-à-dire les droits des hommes libres sur la propriété immobilière) reconnus par les règles du common law : le fee simple, le fee tail et le life estate [8]. Les freehold estates ont la particularité de ne pas avoir une durée certaine, clairement déterminée dans le temps.
- Le fee simple (fief simple) était le droit le plus étendu que pouvait détenir un tenancier. Il était potentiellement illimité dans le temps et transmissible du vivant du tenancier ou après son décès à tous ses héritiers. Son titulaire bénéficiait de l’ensemble des droits attachés à la propriété, y compris celui d’aliéner son bien.
- Le fee tail (fief taillé) était un droit reçu en héritage. Le titulaire de ce droit n’était pas libre d’aliéner son bien qui ne pouvait être transmis qu’à ses héritiers après sa mort (souvent à une catégorie particulière d’héritiers comme les héritiers mâles en ligne directe descendante). Le bien ne pouvait être ni vendu, ni loué, ni modifié. Le droit subsistait tant que le tenancier ou un de ses descendants était vivant. L’objectif de ce droit était concrètement la conservation des biens immobiliers au sein des familles. Ce type d’estate s’est développé en Angleterre au cours du 13ème siècle. Le fee tail et les problèmes qu’il engendrait sont évoqués dans plusieurs romans comme Pride and Prejudice (1813) de Jane Austen [8] ou dans une série TV anglaise récente comme Downton Abbey (2010-2015)[8].
- Le life estate était une concession viagère, perdurant le temps du vivant du tenancier (estate for life) ou d’une autre personne (estate «pur autre vie»). Il n’était pas transmissible par voie de succession. Le tenancier pouvait uniquement céder le droit viager. Au décès du titulaire du droit, le bien retournait au propriétaire du droit initial.
La réforme du droit de la propriété de 1925
En 1925, le législateur anglais décide de simplifier le droit immobilier (Law of Property Act 1925). Il réduit à deux le nombre d’estates in land reconnus par les règles de common law (ou legal estates) : le fee simple absolute in possession et le term of years absolute. Les autres estates ne relèvent plus que des règles de l’equity. On ne parle d’ailleurs plus de fee tail et de life estate mais d’entailed interest et de life interest.
- La dualité du droit de propriété
Les droits sur les biens immobiliers peuvent avoir dès lors plusieurs origines selon qu’ils émanent des règles de common law ou de celles de l’equity. Celui qui possède un legal estate a un titre de propriété reconnu par les règles de common law, enregistré désormais dans un registre foncier, appelé HM Land Registry, et opposable à tous. Le bénéficiaire d’un equitable estate ou plus exactement d’un equitable interest dispose quant à lui d’un droit protégé par l’equity.
Ces deux types de droits peuvent parfaitement coexister. Ils peuvent être entre les mains de la même personne ou des personnes différentes, mais aussi concerner le même immeuble.
- Les legal estates :
Le fee simple absolute in possession est devenu en 1925 le seul freehold estate reconnu par les règles de common law. Il n’a pas de durée limitée. Son titulaire bénéficie d’un droit absolu et perpétuel sur le bien immobilier.
Le term of years absolute est le second type d’estate existant en common law. Il consiste en une tenure à bail (leasehold estate). Il accorde à son titulaire un droit exclusif et temporaire sur le bien immobilier en échange du paiement d’une rente. Le bail est en général établi pour une durée se situant entre 99 ans et 125 ans, voire 999 ans. Les leaseholds n’ont pas toujours été considérés comme des estates. Ils étaient à l’époque féodale assimilés à des contrats.
Près d’un bien immobilier sur cinq en Angleterre est détenu en leasehold. La proportion est même de 53% à Londres et de 46% à Manchester. Les appartements détenus en leasehold sont estimés à près de 3 millions. Une nouvelle forme de propriété se rapprochant de la copropriété, le «commonhold» a été introduite en 2002 en Angleterre et entrée en vigueur en 2004. Elle vise la gestion et l’entretien des parties communes des immeubles. C’est à ce jour un échec cuisant.
- Les interests in land
Les interests in land sont des droits moindres que ceux résultant d’un estate, portant sur un bien immobilier. On distingue les legal interests des equitable interests.
Les legal interests sont énumérés dans la loi sur la propriété de 1925. Ils sont au nombre quatre : les easements (servitudes), les mortgages (hypothèques), les rentcharges (rentes foncières) et les rights of entry (droits d’entrée).
Les equitable interests correspondent à tous les autres droits pouvant porter sur un bien immobilier qui ne sont pas reconnus par les règles de common law. Leur nombre n’est pas limité. Ils trouvent leur source dans un contrat et relèvent de l’equity.
Les equitable interests les plus fréquents sont :
– les easements ou mortgages ne répondant pas aux conditions prévues en common law ;
– les restrictive covenants (clauses restrictives) ;
– les estate contracts (contrats portant création ou transfert d’un legal estate) ;
– les beneficial interests under a trust (droits de jouissance conférés en vertu d’un trust).
On retrouve au sein des equitable interests les life interests et les entailed interests évoqués précédemment. Les life interests sont mis en place en général dans le cadre d’un trust. Les entailed interests ont en grande partie disparu. En effet, depuis 1997, la création de nouveaux «entailed interests» n’est plus autorisée (Trusts of Land and Appointment of Trustees Act 1996).
1. [↑] Voir l’article précédent Histoire du droit immobilier anglais (I) : la doctrine des tenures.
2. [↑] Voir l’ouvrage Elements of Land Law, de
3. [↑] Voir la définition dans le Oxford Dictionary Law, 2015 ; idem
4. [↑] Idem Kevin Gray et Susan Francis Gray, 2009, pages 57-58.
5. [↑] Idem Kevin Gray et Susan Francis Gray, 2009, page 58.
6. [↑] Voir The Commentaries on the Laws of England (1765-1769), William BLACKSTONE, livre 2 paragraphe 1.
7. [↑] Idem Kevin Gray et Susan Francis Gray, 2009, page 56.
8. [↑] Idem Kevin Gray et Susan Francis Gray, 2009, pages 59-60.
9. [↑] Voir l’article A Funhouse Mirror of Law: The Entailment in Jane Austen’s Pride and Prejudice, de Peter A. Appel, The Georgia Journal of International and Comparative Law, 41, 2012, page 609.
10. [↑] Voir l’article The Tale of the Fee Tail in Downton Abbey, Vanderbikt Law Review.
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