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Histoire du droit immobilier anglais (I) : la doctrine des tenures

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Le droit immobilier en vigueur en Angleterre et au Pays de Galle découle du système féodal instauré au Moyen Age. Si les obligations féodales ont disparu au fil des siècles (les dernières ont été abolies en 1922 et 1925), une introduction à la doctrine des tenures et celle des estates est nécessaire pour comprendre le droit anglais.

Vestige du système des tenures, toutes les terres d’Angleterre et du Pays de Galle sont aujourd’hui encore réputées être la propriété de la Couronne. Nul ne peut être propriétaire, hormis en théorie la Couronne. Le droit immobilier porte donc essentiellement sur les intérêts et droits que l’on peut avoir sur un bien immobilier pendant une période de temps donnée.

Le système des tenures

Tapisserie de Bayeux datant du 11ème siècle (scène de la bataille d’Hastings le 14 octobre 1066 opposant les Normands et leurs alliés (à cheval) aux Anglo-Saxons), Bayeux Museum

Après la conquête de l’Angleterre en 1066, Guillaume le Conquérant (William The Conqueror) consolide le système féodal déjà implanté en Angleterre. Il confisque les terres des seigneurs anglais qui se soulèvent contre lui en 1069-70 et s’autoproclame propriétaire de toutes les terres anglaises conquises. A compter de 1070, il concède à des seigneurs normands des terres en échange de leur fidélité et de différents services [1].

Ces seigneurs (Lords), appelés «tenants in chief» (tenanciers en chef) «tiennent» (hold) directement leur terre du Roi [2]. De la même manière, ils répartissent à leur tour une partie de leurs terres à des «tenants» (tenanciers) moyennant également des services [3]. Les seigneurs assurent en contrepartie aux tenants protection et justice. La tenure décrit la relation particulière liant le concédant et le tenancier qui est scellée par la cérémonie de l’hommage.

Le Domesday Book est un grand inventaire des fiefs de l’Angleterre à la demande de Guillaume Le Conquérant achevé en 1086, comprenant deux volumes, le Little Domesday et le Great Domesday (représenté ici), The National Archives

L’obtention de terres se fait donc par le biais de concessions de parcelles de terre en échange de services mais aussi suite à d’«incidents» [4].

Les «feudal incidents» (≈ impositions féodales) sont des droits sur la terre du tenancier ou sur le tenancier lui-même dont bénéficient les seigneurs dans certaines circonstances [5]. Ils représentent pour les seigneurs une source de revenus non négligeable, et plus encore pour le Roi [6]. Les principaux incidents sont les «aids», le «relief», l’«escheat», le «wardship and marriage» [7] :

  • l’aid : une aide financière devait être versée si le seigneur était fait prisonnier (pour payer la rançon), lors du mariage de sa fille aînée ou pour l’armement de son fils aîné lorsque celui-ci était fait chevalier ;
  • le relief (relief) : une redevance devait être payée au seigneur suite au décès d’un tenant lorsque la tenure était reprise par l’héritier de celui-ci ;
  • l’escheat (≈déshérence) : la terre retournait au seigneur en cas de décès du tenancier sans héritier ou de condamnation de celui-ci pour haute trahison ;
  • le wardship (tutelle) and marriage : si un tenancier décédait en laissant un héritier mineur, la terre revenait au seigneur. Il en percevait les revenus durant toute la minorité du pupille (ward) et devait en contrepartie prendre en charge celui-ci. Le seigneur pouvait également organiser le mariage du pupille et en tirer les bénéfices (dots, etc.). Aucun mariage ne pouvait cependant être imposé. En cas de refus par le ou la pupille du mariage choisi par le seigneur ou de mariage sans son autorisation, celui-ci devait être indemnisé.
La multiplication des tenures par le biais du processus de sous-inféodation

Le mécanisme d’octroi de nouvelles tenures par les tenants en échanges de services est appelé «subinfeudation» (sous-inféodation) [8]. Une chaîne de tenures se développe allant du Roi aux hommes qui occupent la terre. Elle devient de plus en plus longue avec la processus de subinfeudation. Les «Mesne Lords» sont, dans la hiérarchie, les seigneurs intermédiaires qui tiennent leur terre d’un tenancier en chef et en concèdent également à des tenants. Les tenanciers «in Demesne» sont ceux qui vivent sur les terres et les cultivent.

Aucun des tenanciers n’est propriétaire de la terre. Chacun n’a qu’un droit de possession de celle-ci (seisin).

En haut de la pyramide des tenures, les services sollicités sont de trois ordres [9].

Les services militaires : les tenanciers en chefs devaient principalement fournir au Roi un contingent de chevalier(s) déterminé en fonction des terres mises à leur disposition (knight service). Le tenancier en chef pouvait à son tour sous-louer des parcelles de terre à des tenants en échange de la fourniture de chevalier(s) ;

Les services civils : les tenanciers en chefs devaient rendre des services personnels au Roi (grand serjeanty) comme porter son épée, etc. Les tenanciers pouvaient être, quant à eux, amenés à fournir des chevaux, des équipements (flèches, armures..), de la nourriture, du vin, etc. (petty serjeanty) ;

Les services à caractère religieux : des terres pouvaient également être octroyées à des corporations religieuses en échange de prières pour l’âme de leur donateur.

trois illustrations (pages du calendrier de juin, juillet, août) issues du psautier « The Queen Mary Psalter », 1310-1320, Bristish Library

Au niveau inférieur, les services exigés des paysans sont essentiellement de nature agricole [10]. Lorsque les services n’étaient pas déterminés à l’avance (de sorte que tout type de corvées pouvaient être réclamé), la tenure était qualifiée de non libre («unfree»), et appelée «villeinage» [11]. La tenure libre («free tenures» ou «freehold»), appelée «socage», consistait dans des services précis à rendre au seigneur comme semer et moissonner à certaines périodes de l’année.

La présentation des tenures faite ci-dessus est évidemment simplifiée. Dans la réalité, un homme pouvait rendre différents types de services en fonction des terres mises à sa disposition.

La disparition des tenures

Progressivement, le système féodal va décliner [12]. Les services, qui apparaissent moins appropriés, sont convertis en paiement de sommes d’argent (location). Le statut Quia Emptores de 1290 met un terme à la création des tenures intermédiaires (subinfeudation) qui permettent parfois d’échapper aux obligations découlant des feudal incidents [13]. Désormais, seule la Couronne peut octroyer de nouvelles tenures [14]. En contrepartie, le statut autorise tout homme libre à transférer tout ou partie de sa tenure sans le consentement du seigneur. Par contre, le nouveau tenant doit obligatoirement se substituer à l’ancien pour l’accomplissement des services dus ou le paiement des taxes. Le lien personnel initial entre le concédant et le tenant est ainsi de plus en plus remis en cause.

Le Tenures Abolition Act de 1660 constitue une autre brèche dans le système féodal. Il supprime les tenures en service de chevaliers (knight service), qui sont converties en tenures libres (socage). Les tenures se réduisent alors essentiellement aux freeholds et aux copyholds (tenures régies par les coutumes d’un manoir). Les copyholds sont supprimées par le Law of Property Act de 1922 qui convertit les dernières en tenures de freehold. Bien que tombées en désuétude depuis longtemps, les tenures spirituelles (Frankalmoign) sont officiellement abolies en 1925 (Administration of Estates Act 1925).

Des tenures ne subsistent aujourd’hui que quelques vestiges. La Couronne est toujours techniquement le propriétaire absolu de toutes les terres d’Angleterre et du Pays de Galles. L’escheat subsiste dans des affaires d’insolvabilité et de faillites et entraîne un retour des biens à la Couronne [15].


1. [↑] Voir l’ouvrage An Introduction to English Legal History, de J.H. Baker, 2011, partie 2, chapitre 13, pages 224-225 ; également l’article Landlord and tenure, de Tessa Sheperson sur le site http://historyoflaw.co.uk largement inspiré de l’ouvrage de J.H. Baker ; l’ouvrage Elements of Land Law, de Kevin Gray et Susan Francis Gray, 2009, pages 64-65.

2. [↑] Idem J.H. Baker, 2011, partie deux, chapitre 13 ; idem Kevin Gray et Susan Francis Gray, 2009, pages 64-65.

3. [↑] Idem J.H. Baker, 2011, partie deux, chapitre 13 ; idem Kevin Gray et Susan Francis Gray, 2009, pages 64-65.

4. [↑] Idem J.H. Baker, 2011, partie deux, chapitre 13.

5. [↑] Idem J.H. Baker, 2011, partie deux, chapitre 13 ; également l’article Feudal incidents, de Tessa Sheperson sur le site http://historyoflaw.co.uk largement inspiré de l’ouvrage de J.H. Baker.

6. [↑] Idem J.H. Baker, 2011, partie deux, chapitre 13.

7. [↑] Idem J.H. Baker, 2011, partie deux, chapitre 13.

8. [↑] Idem J.H. Baker, 2011, partie deux, chapitre 13 ; idem Kevin Gray et Susan Francis Gray, 2009, page 66.

9. [↑] Idem J.H. Baker, 2011, partie deux, chapitre 13 ; idem Kevin Gray et Susan Francis Gray, 2009, pages 65-66.

10. [↑] Idem J.H. Baker, 2011, partie deux, chapitre 13.

11. [↑] Initialement, le «vilain» n’a aucune place dans la pyramide féodale. Il ne fait qu’occuper la terre pour le compte du seigneur lequel est considéré être le possesseur de la terre (≈to have seisin). Voir Kevin Gray et Susan Francis Gray, 2009, page 66.

12. [↑] Idem J.H. Baker, 2011, partie deux, chapitre 13.

13. [↑] Idem J.H. Baker, 2011, partie deux, chapitre 13.

14. [↑] Idem Kevin Gray et Susan Francis Gray, 2009, pages 66.

15. [↑] Voir l’article « Does feudalism have a role in 21st century land law?« , de Charles Harpum, Amicus Curiae, numéro 23, janvier 2000.

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