En 1900, l’avortement est devenu un crime dans l’ensemble des Etats américains. Il ne disparaît pas pour autant et se répartit entre les avortements thérapeutiques légaux autorisés par les médecins et les avortements clandestins. La professeure Leslie J. Reagan, dans un ouvrage de 1997 « When Abortion Was a Crime: Women, Medicine, and the Law in the United States » distingue quatre périodes durant l’interdiction de l’avortement qui aura duré près d’un siècle de 1880 à 1973 [1].
La première période de criminalisation de l’avortement de 1880 à 1930
De 1880 à 1930, l’avortement reste largement toléré. Il est pratiqué au domicile des femmes ainsi que dans les cabinets de médecins ou de sage-femmes [2].
Pour réprimer l’avortement, l’Etat cherche à obtenir des déclarations de femmes mourantes suite à un avortement désignant la personne y ayant procédé [3]. Les médecins qui communiquent à la police leurs dernières déclarations agissent par conviction ou plus généralement par crainte de poursuites judiciaires pour complicité [4]. Dans ce cas, le témoignage par ouï-dire (hearsay), normalement interdit en common law, est accepté [5].
Le mouvement en faveur du contrôle des naissances voit le jour aux Etats-Unis en 1914. Ses partisans (notamment Margaret Sanger) font le choix de ne pas soutenir officiellement l’avortement. Celui-ci est au contraire condamné et opposé à la contraception présentée comme une technique de contrôle des naissances sans danger et plus « morale » [6].
La seconde période de criminalisation de l’avortement de 1930 à 1940
A compter des années 1930, l’avortement se déplace progressivement des cabinets médicaux et domiciles vers les hôpitaux et cliniques [7]. La pratique médicale de l’avortement aussi bien légale qu’illégale progresse [8]. Des médecins commencent à se spécialiser en matière d’avortement [9]. L’avortement devient plus accessible et plus visible [10].
Durant la grande dépression, le taux d’avortements thérapeutiques et clandestins augmente sensiblement. Pour la première fois, des médecins prennent en compte les conditions sociales des femmes dans leur décision d’autoriser les avortements thérapeutiques [11]. Certains font un lien direct entre le recours aux avortements clandestins et l’augmentation du taux de mortalité maternelle [12].
Quelques médecins commencent à mettre en cause publiquement la législation anti-avortement [13]. En 1933, les docteurs William J. Robinson et A. J. Rongy, membres de l’American Medical Association, publient chacun un livre appelant à la dépénalisation de l’avortement [14]. En 1936, l’obstétricien-gynécologue Frederick J. Taussig, plus modéré, propose d’étendre la possibilité de recours à l’avortement thérapeutique (après avis conforme de deux médecins) aux victimes de viol, aux femmes ayant un retard mental, aux jeunes filles de moins de seize ans ainsi qu’aux femmes pauvres submergées par des tâches domestiques importantes [15].
La profession médicale ne sollicite pas dans son ensemble un assouplissement des législations anti-avortement. Pour autant, de nombreux médecins font le choix dans leur pratique d’appliquer les préconisations du docteur Taussig [16].
La troisième période de criminalisation de l’avortement de 1940 à 1960
De 1940 à 1960, l’entrée croissante des femmes sur le marché du travail va accentuer le besoin de contrôler les naissances [17]. Dans le même temps, la répression à l’encontre des avortements illégaux se durcit. Le Maccarthysme (fin des années 1940, années 1950) associe l’avortement à l’idéologie communiste [18].
La police effectue des descentes dans des cliniques exerçant depuis des années comme la clinique Gabler-Martin à Chigago en 1941 [19]. Des médecins comme les docteurs George Loutrell Timanus (Baltimore) et Edgar Bass Keemer (Detroit), sont arrêtés [20]. Les poursuites judiciaires sont plus nombreuses. Les procès ne concernent plus seulement des affaires ayant entraîné le décès de femmes ayant subi un avortement. Dans des conditions humiliantes, des femmes (n’ayant pas porté plainte) sont appelées à témoigner de leur avortement dans des procès publics [21].
L’accès à un avortement dans de bonnes conditions sanitaires pratiqué par des professionnels expérimentés est remis en cause pour des milliers de femmes. Il devient à la fois plus dangereux et plus onéreux [22].
Dans ce contexte politique, la profession médicale adopte une position plus conservatrice en mettant en place des commissions pour contrôler l’avortement thérapeutique dans les hôpitaux [23]. Conséquence directe : le nombre d’avortements thérapeutiques chute de manière spectaculaire [24]. Selon Leslie J. Reagan, la baisse atteint 65% dans la ville de New-York de 1943 à 1962 et frappe davantage les femmes de couleur [25]. Cet encadrement strict des avortements thérapeutiques crée un certain ressentiment parmi les médecins qui se sentent entravés dans leur pratique professionnelle [26].
La quatrième période de criminalisation de l’avortement de 1960 à 1973
La dernière période (1960–1973) décrite par Leslie J. Reagan correspond à la recherche d’une réforme de la législation anti-avortement [27]. A compter de la fin des années 1950, des professionnels (et notamment des avocats, des médecins et des membres du clergé) remettent en cause l’interdiction de l’avortement en toute circonstance sauf pour sauver la vie de la mère [28]. Ils considèrent que c’est à l’autorité médicale et non à la loi de déterminer les possibilités d’accès à l’avortement [29].
En 1955, le réseau national de planning familial « Planned Parenthood » organise une conférence sur le thème de l’avortement aux Etats-Unis qui marque le début d’une réflexion sur la réforme du droit à l’avortement [30]. En 1959, l’American Law Institute (ALI), regroupant des juristes libéraux (professeurs de droit, juges, avocats), présente un projet de réforme de la législation anti-avortement visant à permettre aux médecins de pratiquer des avortements pour des raisons liées à la santé mentale ou physique de la mère, à celle du fœtus (en cas de graves défauts mentaux ou physiques) ou si la grossesse est survenue à la suite d’un viol ou d’un inceste [31].
En 1962, une affaire va susciter un vaste débat public. Sherri Finkbine, une présentatrice de télévision, apprend qu’un médicament qu’elle a pris, la thalidomide, provoque de graves malformations congénitales des fœtus. Enceinte de son cinquième enfant, elle se confie à un journaliste du journal local The Arizona Republic afin d’alerter les mères sur le danger du médicament. Elle se rend en Suède pour se faire avorter après qu’un avortement thérapeutique lui ait été refusé suite à la révélation dans la presse de son identité [32].
En 1966, la majorité des américains est favorable à l’avortement en cas de risque de malformation grave du fœtus, de risque pour la santé de la mère et quand la grossesse fait suite à un viol [33].
En 1967, les Etats de Californie, Colorado et de la Caroline du Nord réforment leur législation sur l’avortement. La même année, des hommes d’église (essentiellement des pasteurs, des rabbins et quelques catholiques) apportent des conseils par le biais du Clergy Consultation Service on Abortion (Service de consultation du clergé sur l’avortement) aux femmes ayant une grossesse non désirée y compris en les orientant vers des médecins pratiquant l’avortement [34]. A la même période, le National Conference of Catholic Bishops (Conférence Nationale des Évêques Catholiques) apporte son soutien au mouvement anti-avortement [35].
En 1969, un groupe de jeunes femmes à Chicago crée un collectif clandestin « Jane » afin d’aider les femmes à trouver des avortements dans de bonnes conditions sanitaires et peu coûteux [36]. Le collectif apprend à pratiquer les avortements et en effectue près de 12 000 de 1969 à 1973 [37].
En 1970, au total douze Etats ont modifié leur législation sur l’avortement en s’inspirant du projet de réforme proposé par l’American Law Institute (ALI) [26]. La même année, l’Etat de Hawaii est le premier Etat à légaliser les avortements sur demande de la mère jusqu’à 20 semaines, et l’Etat de New-York autorise les avortements jusqu’à 24 semaines [26].
En 1972, la Cour Suprême des Etats-Unis légalise l’utilisation de la pilule contraceptive pour toutes les femmes, et non plus uniquement pour les femmes mariées [26].
1. [↑] Voir l’ouvrage « When Abortion Was a Crime : Women, Medicine, and Law in the United States, 1867-1973« , de Leslie J. Reagan, 1997.
2. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, pages 14-15.
3. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, voir chapitre 4 : « Interrogations and Investigations« , pages 113-132.
4. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, pages 116, 120-121.
5. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, page 118.
6. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, page 36.
7. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, page 15.
8. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, page 132.
9. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, page 133.
10. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, page 15.
11. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, page 132.
12. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, pages 138-139.
13. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, page 139.
14. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, pages 139-140.
15. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, page 142.
16. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, page 143.
17. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, page 15.
18. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, page 163.
19. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, pages 160, 165, 181.
20. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, page 143.
21. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, page 161.
22. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, page 193.
23. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, page 173.
24. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, page 193.
25. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, page 204.
26. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, page 218.
27. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, page 5.
28. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, page 218.
29. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, pages 219-220.
30. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, pages 219-220.
31. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, pages 220-221 ; voir l’article Before (and After) Roe v. Wade: New Questions About Backlash, de Linda Greenhouse et Reva B. Siegel, The Yale Law Journal, volume 120, numéro. 8, juin 2011, page 2037.
32. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, page 203 ; idem, Linda Greenhouse et Reva B. Siegel, juin 2011, page 2037 ; voir l’article 25 Years After The Abortion, de Jay Mathews, The Washington Post, 27 avril 1987 ; voir l’article ‘Romper Room’ Host On Her Abortion Case, de Jan Hoffmanjune, The New York Times, 16 juin 1992.
33. [↑] Idem, Linda Greenhouse et Reva B. Siegel, juin 2011, page 2037.
34. [↑] Voir l’article After Abortion Became Legal, de Cynthia Gorney, The Washington Post, 27 avril 1989 ; l’article How Clergy Set the Standard for Abortion Care, de Bridgette Dunlap, The Atlantic, 29 mai 2016 ; idem, Linda Greenhouse et Reva B. Siegel, juin 2011, page 2077.
35. [↑] Idem, Linda Greenhouse et Reva B. Siegel, juin 2011, pages 2049, 2077.
36. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, page 225.
37. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1997, page 225.