Le mouvement aux Etats-Unis en faveur de la criminalisation de l’avortement au 19ème siècle émane des médecins. Jugeant l’avortement à la fois moralement inacceptable et dangereux sur le plan médical, ils militent à compter de 1857 en faveur de son interdiction.
Entre 1839 et 1855, des professeurs de médecine comme Hugh L. Hodge (Université de Pennsylvanie, Philadelphie) et David Humphreys Storer (Harvard) critiquent la notion de quickening [1]. Ils considèrent le fœtus vivant dès sa conception et non plus à compter des premiers mouvements ressentis par la mère. Hodge insiste sur le fait que le fœtus est non seulement un être vivant, mais aussi un être indépendant du corps de la mère [2]. Les médecins, forts de leur expérience, pointent en outre le nombre important de décès de femmes des suites d’un avortement [3].
L’historien James Mohr, auteur de l’ouvrage de référence Abortion in America (1979), évoque une « croisade des médecins » contre l’avortement dans la seconde moitié du 19ème siècle [4]. Selon son analyse, le corps médical va chercher à travers cette lutte contre l’avortement à affirmer son autorité face à ses concurrents [5]. Dans la première moitié du 19ème siècle, la profession n’est pas reconnue en tant que telle aux Etats-Unis. Les malades ne se tournent pas naturellement vers les médecins qui guérissent peu. Les médecins sont notamment préoccupés par l’explosion apparente de l’avortement, devenu un commerce florissant, pratiqué par ceux qu’ils considèrent comme des non-professionnels et dénomment les « irréguliers » (« irregulars« ) [6]. Ils sont particulièrement confrontés à la concurrence des homéopathes et des sages-femmes [7]. Leur prise de position anti-avortement aurait permis de mettre en avant leurs connaissances scientifiques, leur serment d’Hippocrate et de se distinguer de leurs concurrents présentés comme des charlatans [8].
Le monde médical commence à s’organiser en 1847 avec la création de l’Association Médicale Américaine (AMA) dont l’objet est de défendre les intérêts de la profession et de standardiser les pratiques médicales [9]. Horatio Storer (fils du docteur David Humphreys Storer), un médecin obstétricien et gynécologue de Boston diplômé d’Harvard, est à l’origine de la croisade anti-avortement [10]. Il convainc en 1857 l’AMA de s’emparer de la question de l’avortement et de créer un Comité sur l’avortement criminel (Committee on Criminal Abortion) qu’il va ensuite présider [11]. En 1859, le rapport et les recommandations du Comité, adoptés à l’unanimité lors de la réunion annuelle de l’association, appellent les Etats à adopter des lois interdisant l’avortement [12].
Horatio Storer s’inquiète fortement de l’augmentation des avortements pratiqués par les femmes mariées protestantes qu’il dit avoir lui-même constaté [13]. Il cherche à convaincre la communauté médicale par des articles parus dans des revues médicales et le grand public au travers de pamphlets anti-avortement [14]. En 1865, il publie avec le docteur Francklin Fiske Heard un ouvrage primé par l’AMA à destination des femmes afin de les dissuader d’avorter (Why Not? A Book for Every Woman), puis un an plus tard un ouvrage à destination cette fois des hommes (Is It I? A Book for Every Man) [15]. Son discours anti-avortement est empreint de racisme, de xénophobie et de sexisme [16]. Storer est horrifié par la baisse du taux de natalité des familles américaines protestantes qu’il relie à l’avortement face à l’afflux d’immigrants non blancs, souvent catholiques. Sa grande crainte est que les yankees blancs de souche soient supplantés en nombre par les immigrés mexicains, chinois, noirs, indiens ou catholiques…[17] La vocation de la femme est avant tout d’être mère. Storer compare l’avortement d’une femme mariée, qui essaie d’échapper aux devoirs imposés par le mariage, à de la prostitution légalisée [18]. Il est totalement opposé à l’intégration de femmes dans les écoles de médecine et dans les hôpitaux [19].
A la fin de guerre de Sécession (1865), la communauté médicale est convaincue que la grande majorité des femmes recourant à l’avortement sont des femmes mariées [20]. En 1869, l’église catholique condamne l’avortement à tout stade de la grossesse [21]. Le lobbying des médecins va porter ses fruits. En 1873, les lois Comstock, qui visent la suppression du commerce et de la diffusion de littérature obscène ou d’objet à usage immoral, prohibent toute publicité pour les moyens de contraception ou l’avortement [22]. De 1860 à 1880, la plupart des Etats américains vont adopter des lois anti-avortement [23]. La plupart des nouvelles législations interdisent l’avortement à l’exception de celui pratiqué par ou sur les conseils d’un médecin pour sauver la vie de la mère [24]. L’avortement, si avortement il y a, relève désormais exclusivement de l’autorité médicale [25].
à suivre…
1. [↑] Voir l’ouvrage Abortion in America: The Origins and Evolution of National Policy, de James C. Mohr, 1979, page 149.
2. [↑] Voir l’ouvrage Roe V. Wade: The Abortion Rights Controversy in American History, de N. E. H. Hull et Peter Charles Hoffer, 2001, page 28.
3. [↑] Idem, N. E. H. Hull et Peter Charles Hoffer, 2001, page 28 ; voir l’article Horatio Robinson Storer, M.D. and the Physicians’ Crusade Against Abortion, de Frederick N. Dyer, Life and Learning IX: Proceedings of the Ninth University Faculty for Life Conference, 2000, page 4.
4. [↑] Idem, James C. Mohr, 1979 : chapitre 6 consacré à la « The Physicians’ Crusade Against Abortion« , 1857-1880 », pages 147-170.
5. [↑] Voir l’ouvrage « When Abortion Was a Crime« , de Leslie J. Reagan, 1998, pages 13-14, page 82.
6. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1998, page 10.
7. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1998, page 10.
8. [↑] Idem, James C. Mohr, 1979, page 35.
9. [↑] Idem, James C. Mohr, 1979, page 147.
10. [↑] Idem, James C. Mohr, 1979, page 148.
11. [↑] Idem, James C. Mohr, 1979, page 152 ; idem Frederick N. Dyer, 2000, page 12 ; voir l’article When Abortion Was A Crime: A Historical Perspective, de Charles I. Lugosi, University of Detroit Mercy Law Review, volume 83, 2006, page 65.
12. [↑] Idem, James C. Mohr, 1979, page 35 ; idem Frederick N. Dyer, 2000, page 14.
13. [↑] Idem, Frederick N. Dyer, 2000, page 4.
14. [↑] Voir l’ouvrage Roe V. Wade: The Abortion Rights Controversy in American History, de N. E. H. Hull et Peter Charles Hoffer, 2001, page 29 ; Idem, James C. Mohr, 1979, page 154.
15. [↑] Idem, James C. Mohr, 1979, page 158 ; Idem, Frederick N. Dyer, 2000, page 21.
16. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1998, page 11.
17. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1998, page 11. Horatio Storer est unitarien comme son père en 1857. Il devient épiscopalien en 1870 et finit par se convertir en 1879 au… catholicisme (idem, Frederick N. Dyer, 2000, page 27).
18. [↑] Idem, James C. Mohr, 1979, pages 207-208 ; idem, Leslie J. Reagan, 1998, page 12.
19. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1998, pages 11-12.
20. [↑] Idem, James C. Mohr, 1979, page 89.
21. [↑] Idem, James C. Mohr, 1979, page 187 ; idem, Leslie J. Reagan, 1998, page 7 ; idem N. E. H. Hull et Peter Charles Hoffer, 2001, page 32.
22. [↑] Idem, James C. Mohr, 1979, pages 197-199 ; idem, Leslie J. Reagan, 1998, page 13.
23. [↑] Idem, James C. Mohr, 1979 : chapitre 8 consacré à la « Anti-Abortion Legislation, 1860-1880« , pages 199-225.
24. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1998, page 13.
25. [↑] Idem, Leslie J. Reagan, 1998, page 13.