Nous avons retracé dans de précédents articles la naissance de l’habeas corpus (droit de contester la légalité d’une détention) au Royaume Uni à compter du 17ème siècle sous l’impulsion des juges de la King’s Bench (Cour du banc du Roi).
Deux mois après les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, le gouvernement du Premier ministre Tony Blair fait adopter un nouvel arsenal antiterroriste. Entrée en vigueur le 14 décembre 2001, la loi sur l’antiterrorisme, la criminalité et la sécurité (Anti-terrorism, Crime and Security Act de 2001 ou ATCSA) permet la détention de manière illimitée d’étrangers soupçonnés de terrorisme sans jugement ni inculpation. En décembre 2004, ce dispositif est déclaré illégal par la plus haute juridiction britannique.
L’ Anti-terrorism, Crime and Security Act de 2001
Le chapitre 4 de la loi ATCSA intitulé «Immigration et asile» donne de nouveaux pouvoirs au ministre de l’Intérieur britannique. Celui-ci peut désormais délivrer un «certificat» attestant qu’un ressortissant étranger présente un risque pour la sécurité nationale et est soupçonné d’être un terroriste international [1]. Le ministre peut ensuite, en cas d’impossibilité de renvoyer l’individu dans son pays, ordonner son placement en détention (article 23) [2].
L’objectif du gouvernement est de concilier les impératifs de sécurité nationale avec la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), qui interdit d’extrader des personnes vers des pays dans lesquels elles risqueraient d’être soumises à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants (article 3 CEDH) [3]. La question du sort de ces étrangers «à risques» non expulsables s’est donc posée. Ils ne pouvaient pas être poursuivis sur le plan pénal en l’absence de preuves recevables suffisantes devant un tribunal et pour garantir la confidentialité des sources [4]. Le choix a été fait d’une détention qui ne soit plus limitée au temps nécessaire à l’organisation de l’extradition : une détention potentiellement illimitée.
Pour l’adoption de la loi, le gouvernement Blair a recours à l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme lui permettant de déroger à certaines obligations de la Convention «en cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation» («Derogation Order», ordonnance de dérogation du 12 novembre 2001). Il est parfaitement conscient que les pouvoirs de détentions étendus accordés au ministre de l’intérieur peuvent être considérés comme incompatibles avec l’article 5 § 1 (droit à la liberté et à la sûreté) posant les conditions d’une détention régulière. Ces mesures dérogatoires de la loi ATCSA sont initialement prévue une période de quinze mois, renouvelable pour un durée n’excédant pas une année. Elles ont été à deux reprises prolongées par le Parlement.
Fin 2001, 14 étrangers sont arrêtés. Deux d’entre eux font le choix de quitter définitivement le Royaume Uni. Les douze autres sont incarcérés à la prison de haute sécurité de Belmarsh au sud-est de Londres. L’établissement est régulièrement comparé à un «Guantanamo britannique» [5]. Au total entre 2001 et 2005, 16 ressortissants étrangers visés par un certificat auront été détenus. Certains ont été libérés ou ont accepté de quitter le territoire.
La procédure devant la Special Immigration Appeals Commission
L’annulation du certificat émis par le ministre de l’intérieur qui fonde la détention peut être sollicitée devant la Commission Spéciale d’Appel en matière d’Immigration (Special Immigration Appeals Commission, SIAC), juridiction instituée en 1997. Le bien-fondé du certificat peut être en outre réexaminé à intervalles réguliers. Les décisions de la commission peuvent être contestées devant la Court of Appeal puis éventuellement House of Lords. L’appel ne peut porter dans les deux cas uniquement sur des questions de droit.
Les audiences de la Special Immigration Appeals Commission, présidée par un juge assisté de deux assesseurs, se déroulent pour partie en audience publique et pour partie à huis clos («closed material procedures», CMPs). Lorsque les pièces confidentielles sont présentées, le détenu et les avocats non habilités doivent quitter la salle d’audience. Le détenu est alors représenté par un special advocate (SA), un avocat spécialisé en droit de l’immigration «habilité», ayant concrètement été soumis à une enquête de sécurité [6]. Le special advocate a accès aux pièces confidentielles (enregistrements téléphoniques, témoignages d’informateurs, etc.) mais a interdiction d’en donner connaissance à son client ou à un membre de son équipe. Il peut uniquement évoquer avec lui les documents non classifiés qui lui sont présentés. Lorsque les documents classifiés sont présentés, les débats se poursuivent à huis clos sans aucun échange entre le special advocate et son client.
Les critiques formulées à l’encontre de la loi ATCSA
Les dispositions du chapitre 4 de la loi ACTSA suscitent rapidement de vives critiques d’organisations non gouvernementales de défense des droits de l’homme comme Amnesty International, Liberty, Human Rights Watch.
En août 2002, Álvaro Gil-Robles, commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe rend un avis à la demande de la Commission mixte des droits de l’homme du Parlement britannique concernant la dérogation du Royaume Uni à l’article 5 de la CEDH dans le cadre de l’ Antiterrorism, Crime and Security Act de 2001 [7]. Il souligne qu’une telle dérogation ne peut se justifier qu’en cas de menace réelle et imminente sur le Royaume-Uni, ce qui selon lui reste à démontrer. Il relève également l’application exclusive des mesures litigieuses aux étrangers et le risque d’une justice à deux vitesses entre les ressortissants nationaux et non nationaux.
Le Privy Counsellor Review Committee (connu sous le nom «Newton Committee» ou Comité Newton), composé de parlementaires expérimentés rend également un rapport sévère à l’égard du dispositif de lutte contre le terrorisme en décembre 2003 [8]. Il préconise l’abrogation du chapitre 4 et son remplacement par un dispositif qui s’appliquerait aussi bien aux ressortissants nationaux qu’aux étrangers et qui serait en adéquation avec les obligations internationales en matière de droits de l’homme.
L’affaire A and others v. Secretary of State for the Home Department
Neuf ressortissants étrangers ont contesté la légalité de leur détention devant la Special Immigration Appeals Commission au regard du Human Rights Act de 1998 qui transpose la Convention Européenne des droits de l’homme dans le droit britannique.
La Special Immigration Appeals Commission, dans un jugement du 30 juillet 2002, leur donne dans un premier temps raison. Elle juge que les dispositions de l’article 23 entraînent une discrimination fondée sur la nationalité en violation de l’article 14 de la CEDH. Elle est infirmée le 25 octobre 2002 par la Court of Appeal saisie par le secrétaire d’Etat à l’Intérieur qui rejette l’existence de toute discrimination à l’égard des étrangers.
Les Law Lords de la Chambre des Lords (juridiction suprême du Royaume-Uni) se prononce dans cette affaire le 16 décembre 2004 dans une formation de 9 neuf juges [9]. A une majorité de 8 contre 1, ils jugent les dispositions de l’article 23 disproportionnées et discriminatoires, et contraires à la Convention européenne des droits de l’homme. Par voie de conséquence, ils ont prononcé une «déclaration d’incompatibilité» de l’ordonnance de dérogation du 12 novembre 2001 avec l’article 5 §1 de la CEDH.
Les juges reconnaissent l’existence en 2001 d’une menace suite aux attentats du 11 septembre 2001 mais estiment que la réponse apportée n’était pas celle strictement exigée par la situation. Lord Hoffmann, un des juges, particulièrement critique, explique que «La véritable menace pour la vie de cette nation (…) vient non pas du terrorisme mais de lois de ce type».
Bien que l’arrêt n’ait aucune force contraignante, le gouvernement britannique fait le choix d’une modification de la législation. La partie 4 de la loi a été supprimée et remplacée en mars 2005 par le Prevention of Terrorism Act (PTA) qui s’applique désormais à toutes les personnes résidant sur le territoire britannique, sans distinction de nationalité [10]. La loi crée un système d’ordonnances de contrôle (control orders) permettant d’imposer des mesures restrictives : les ordonnances dérogatoires à la Convention européenne des droits de l’homme qui doivent être prises avec l’autorisation d’un juge et les ordonnances non dérogatoires. Les mesures restrictives peuvent être l’assignation à résidence (qui se substitue à l’incarcération), le placement sous bracelet électronique, l’interdiction d’utiliser un téléphone mobile, un accès limité à internet, etc.
1. [↑] Voir sur le site http://www.legislation.gov.uk l’article 21 «Suspected international terrorist: certification»
«(1)The Secretary of State may issue a certificate under this section in respect of a person if the Secretary of State reasonably—
(a)believes that the person’s presence in the United Kingdom is a risk to national security, and
(b)suspects that the person is a terrorist (…)».
2. [↑] Voir sur le site http://www.legislation.gov.uk l’article 23 «Detention»
«(1)A suspected international terrorist may be detained under a provision specified in subsection (2) despite the fact that his removal or departure from the United Kingdom is prevented (whether temporarily or indefinitely) by—
(a)a point of law which wholly or partly relates to an international agreement, or
(b)a practical consideration.
(2)The provisions mentioned in subsection (1) are—
(a)paragraph 16 of Schedule 2 to the Immigration Act 1971 (c. 77) (detention of persons liable to examination or removal), and
(b)paragraph 2 of Schedule 3 to that Act (detention pending deportation)».
3. [↑] Voir l’ouvrage «Terrorism And the Foreigner: A Decade of Tension Around the Rule of Law in Europe (Immigration and Asylum Law and Policy in Europe)» sous la direction de Elspeth Guild and Anneliese Baldaccini, et notamment le chapitre 3 «The Response of the United Kingdom’s Legal and Constitutional Orders to the 1991 Gulf War and the Post-9/11 ‘War’ on Terrorism» par David Bonner et Ryszard Cholewinski, page 144 ; voir l’article «Anti-terrorism, Crime and Security Act 2001», The Guardian, 19 janvier 2009 ; voir l’ouvrage «The Liberty of Non-citizens: Indefinite Detention in Commonwealth Countries», de RThe Anti-Terrorism, Crime and Security Act 2001: A Proportionate Response to 11 September?», de Helen Fenwick, The Modern Law Review, volume. 65, numéro 5, septembre, 2002, pages 724-762.
4. [↑] Idem Elspeth Guild and Anneliese Baldaccini, page 144.
5. [↑] Voir les articles «Belmarsh – Britain’s Guantanamo Bay?» de Denise Winterman, BBC News, 6 octobre 2004, «Guantanamo UK» de «Belmarsh prison – Britain’s Guantanamo-lite» de
6. [↑] Voir «The operation of the Special Immigration Appeals Commission (SIAC) and the use of Special Advocates», Seventh Report of Session 2004–05, House of Commons – Constitutional Affairs Committee, volume 1, notamment pages 19-54 ; l’article «Q&A: Secret court explained», BBC News, 28 avril 2004.
7. [↑] Voir l’avis du commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Álvaro Gil-Robles, 28 août 2002 : Opinion 1/2002 on certain aspects of the United Kingdom 2001 derogation from Article 5 par. 1 of the European Convention on Human Rights.
8. [↑] Voir «Anti-terrorism, Crime and Security Act 2001 Review: Report Presented», du Privy Counsellor Review Committee à la demande de la Chambre des Lords, 18 décembre 2003.
9. [↑] Voir l’arrêt A (FC) and others (FC) (Appellants) v. Secretary of State for the Home Department (Respondent), [2004] UKHL 56, 16 décembre 2016, sur le site du parlement britannique http://www.parliament.uk ; voir les articles « Praise the lords » de Philip Leach, Ancient liberties, The Guardian, 16 décembre 2004.
10. [↑] Voir l’article Prevention of Terrorism Act 2005, The Guardian, 19 janvier 2009.