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L’habeas corpus (IX) : les suites de l’arrêt «Boumediene versus Bush» de juin 2008

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En juin 2008, l’arrêt «Boumediene versus Bush» de la Cour Suprême des Etats-Unis paraît marquer un tournant dans la bataille juridique en faveur du droit à l’habeas corpus pour les détenus de Guantanamo. A cette occasion, les juges de la Cour suprême affirment clairement le droit des détenus étrangers de Guantanamo de contester la légalité de leur détention devant une juridiction fédérale en vertu de la constitution américaine.

Les suites de l’arrêt Boumediene vont néanmoins montrer les limites du droit à l’habeas corpus et de la jurisprudence de la Cour Suprême.

La réplique du gouvernement américain

L’administration Bush réagit dans la foulée de l’arrêt Boumediene de manière assez classique en envoyant les prisonniers dans des lieux de détention ne leur permettant pas, selon elle, de bénéficier cette fois du droit à l’habeas corpus [1].

Base aérienne de Bagram, Afghanistan, par Craig Seals

L’élection du président Barack Obama à la tête des Etats-Unis ne va pas modifier fondamentalement le positionnement de l’administration américaine [2]. La base aérienne américaine de Bagram en Afghanistan devient ainsi, selon certains, le nouveau trou noir juridique («legal black hole») après l’arrêt Boumediene [3].

En réalité, la détention dans d’autres lieux de détentions que Guantanamo n’est pas nouvelle [4]. Trois mois après la décision Boumediene, quatre détenus (deux yéménites, un afghan et un tunisien) affirmant avoir été capturés en 2002 et 2003 en dehors de l’Afghanistan (notamment aux Emirats Arabes Unis, en Thaïlande et au Pakistan) contestent la légalité de leur détention et leur désignation en qualité de combattants ennemis (affaire Al Maqaleh v. Gates).

Sceau de la base navale américaine de Guantanamo

La question se pose donc rapidement de savoir si l’arrêt Boumediene peut s’appliquer aux autres lieux de détention des Etats-Unis dans le monde ou doit être circonscrit au territoire de Guantanamo.

L’arrêt Boumediene a en effet été l’occasion pour la Cour suprême de préciser les règles de compétence en matière d’habeas corpus en cas de détention d’étrangers en dehors des Etats-Unis. La Cour expose en effet le raisonnement qui l’amène à trancher en faveur du droit à l’habeas corpus pour les détenus étrangers de la base de Guantanamo : si elle reconnaît que la Baie de Guantanamo ne fait pas officiellement partie des Etats-Unis et que Cuba conserve, au regard de la loi, la «souveraineté ultime» sur ce territoire, elle retient également que celui-ci est en l’état «sous la juridiction et le contrôle total» des Etats-Unis depuis plus de 100 ans [5].

Le juge John Bates, portrait officiel, 2013

Dans une décision d’avril 2009, un juge fédéral de première instance (nommé en son temps par Georges W. Bush), John D. Bates, juge dans l’affaire Al Maqaleh v. Gates que trois des détenus à Bagram (à l’exception de l’afghan) sont en droit de présenter des recours en habeas corpus [6].

Il applique l’analyse développée par la Cour Suprême dans l’arrêt Boumediene concernant les détenus de Guantanamo. Il relève que ce sont également des étrangers capturés en dehors des Etats-Unis et transférés dans un autre Etat pour être détenus. Il ajoute que Bagram est largement sous le contrôle des Etats-Unis. Il souligne par ailleurs que ces détenus disposent même de moins de droits que les détenus de Guantanamo dans la mesure où ils ne peuvent même pas contester les motifs de leur arrestation devant les «Combatant Status Review Tribunals» (CSRT : tribunaux de révision du statut du combattant). Le juge Bates insiste enfin sur le fait que les détenus n’ont pas été appréhendés sur le théatre d’opération en Afghanistan [7].

Arrêt Al-Magaleh v. Gates du 21 mai 2010 de la Cour d’Appel des États-Unis pour le circuit du district de Columbia

A la surprise des défenseurs des libertés civiles, l’administration Obama va faire appel de cette décision [8]. Ce dernier avait, pendant la campagne présidentielle de 2008, salué l’arrêt Boumediene, le traduisant comme un rejet de la tentative de l’administration Bush de créer un legal black hole (un trou noir juridique) à Guantanamo [9].

Le 21 mai 2010, la cour d’appel des États-Unis pour le circuit du district de Columbia (United States Court of Appeals for the District of Columbia Circuit) refuse le droit à l’habeas corpus pour les étrangers détenus à Bagram [10]. Les trois juges observent que le centre de détention de Bagram est situé dans un théâtre d’opérations et qu’on ne peut affirmer, sauf à spéculer, que les Etats-Unis aient choisi ce lieu de détention dans le but d’échapper au contrôle des juges sur la légalité des détentions [11].

Les réponses judiciaires en deux temps

Deux périodes peuvent être distinguées dans les réponses des juridictions judiciaires selon le rapport «No Hearing Habeas» de mai 2012 de la Seton Hall University sous la direction de Mark Denbeaux et Jonathan Hafetz [12].

Le rapport « No Hearing Habeas » de la Seton Hall University du 1er mai 2012

Dans les deux années qui suivent l’arrêt Boumediene, les juges fédéraux de première instance (district judges) procèdent, ainsi que le juge Kennedy leur avait intimé, à un examen approfondi du contrôle de légalité de chaque détention qui leur est soumise. Ils font droit dans une majorité des cas (53%) aux requêtes en habeas corpus au regard de l’insuffisance de preuves rapportées par le gouvernement [13]. Ils sont stoppés dans leur élan mi-2010 par un arrêt Al-Adahi v. Obama de la Cour d’Appel des États-Unis pour le circuit du district de Columbia [14].

Dans l’arrêt Al-Adahi v. Obama du 13 juillet 2010, la Cour d’Appel invalide la demande en habeas corpus et reproche à la juridiction de première instance d’avoir écarté une par une les preuves apportées par le gouvernement. Elle prône un régime de preuves plus souple et invite les district judges à examiner l’ensemble des preuves de manière «globale» [14]. Le 18 janvier 2011, la Cour Suprême refuse de se pencher sur le pourvoi déposé à l’encontre de la décision de la Cour d’Appel [15].

Suite à l’arrêt Al-Adahi v. Obama, les district judges abaissent nettement leurs exigences en matière probatoire et rejettent les requêtes en habeas corpus des détenus de Guantanamo dans 92% des cas (chiffre de mai 2012 du rapport «No Hearing Habeas») [16].

La Cour suprême va quant à elle à plusieurs reprises refuser d’examiner des décisions majeures de la Cour d’Appel des États-Unis pour le circuit du district de Columbia (arrêts Al-Bihani v. Obama, Al-Adahi v. Obama et Ali Awad v. Obama de 2010, arrêt Latif v. Obama de 2011). A chaque fois, l’administration Obama lui avait demandé de ne pas se saisir [17].

Prochain article sur l’habeas corpus au Royaume-Uni après 2001


1. [↑] Voir l’ouvrage The Power of Habeas Corpus in America, From the King’s Prerogative to the War on Terror, par Anthony Gregory, 2013, page 243 ; l’article «Obama and habeas corpus — then and now : The Obama administration fights harder for the power to abduct people and imprison them with no charges» de

2. [↑] Idem, Anthony Gregory, 2013, pages 243 et 244-270 (chapitre : «Obama’s Legal Black Hole») ; voir l’article «Is Bagram Obama’s New Secret Prison?» de Andy Worthington, The Huffington Post, 15 novembre 2009 ;

3. [↑] Idem ; idem voir Anthony Gregory, 2013, page 250 ; voir l’article «Is Bagram the New Guantánamo? Habeas Corpus and Maqaleh v. Gates», de Kal Raustiala, The American Society of International Law (ASIL) – Insights, volume 13, numéro 8, 17 juin 2009.

4. [↑] Voir l’article «Bagram Isn’t The New Guantanamo, It’s The Old Guantanamo» de Andy Worthington, The Huffington Post, 15 septembre 2009 ;

5. [↑] Idem, Anthony Gregory, 2013, page 377 (Appendix H : «Analysis of Boumediene v. Bush»).

6. [↑] Idem voir Anthony Gregory, 2013, page 250 ; Idem ; voir l’ouvrage Habeas Corpus After 9/11, Confronting America’s New Global Detention System, par Jonathan Hafetz, 2012, pages 164-165.

7. [↑] Idem .

8. [↑] Voir l’article «Obama to Appeal Detainee Ruling», The New York Times, 10 avril 2009.

9. [↑] Idem ; idem Anthony Gregory, 2013, page 248 ; l’article «McCain and Obama Split on Justices’ Guantánamo Ruling», de Kate Zernike, 13 juin 2008, The New-York Times.

10. [↑] Voir l’article «No habeas rights at Bagram» de Lyle Denniston sur le site internet SCOTUSBlog (Supreme Court of the United States Blog) : www.scotusblog.com, 21 mai 2010 ; Idem .

11. [↑] Voir l’arrêt Al Maqaleg v. Gates de la United States Court of Appeals,District of Columbia Circuit du 21 mai 2010, numéros 09-5265, 09-5266, 09-5267 sur le site Findlaw.

12. [↑] Voir le rapport No Hearing Habeas : D.C. circuit restricts meaningful review, dirigé par Mark Denbeaux, Professor, Jonathan Hafetz, Associate Professor, Seton Hall University School of Law, 1er mai 2012.

13. [↑] Idem rapport No Hearing Habeas, Mark Denbeaux, Jonathan Hafetz, 2012 ; voir l’article «Goodbye to Gitmo» de Linda Greenhouse, The New York Times, 16 mai 2012 ; l’ouvrage «The Age of Deference: The Supreme Court, National Security, and the Constitutional Order», de David Rudenstine, 2016, pages 273-274.

14. [↑] Voir l’article «Gitmo’s Other Prisoner» de Linda Greenhouse, The New York Times, 29 mai

15. [↑] Voir l’article «Cert. Denied in Al Adahi v. Obama» de Larkin Reynolds, sur le site internet www.lawfareblog.com, 18 janvier 2011.

16. [↑] Idem rapport «No Hearing Habeas», Mark Denbeaux, Jonathan Hafetz, 2012.

17. [↑] Idem,«Gitmo’s Other Prisoner» de Linda Greenhouse, The New York Times, 29 maiGuantánamo Dreams» de Linda Greenhouse, The New York Times,

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