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L’habeas corpus (III) : l’habeas corpus en Angleterre au 17ème siècle – la prise de pouvoir du Parlement et la résistance des juges

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Après l’affaire Darnell et l’adoption de la Petition of Right (1628), la teneur des décisions de la King’s Bench ne varie guère dans un premier temps. L’incidence directe de la Petition of Right, qui n’est dotée d’aucune force obligatoire, est alors assez incertaine.

Cependant, la Petition of Right associe pour la première fois le writ of habeas corpus avec la Magna Carta [1] et permet de faire entrer l’habeas corpus dans le débat public. En outre, le Privy Council, lorsqu’il est interrogé par les juges sur la cause de certains emprisonnements, apporte progressivement des réponses un peu plus élaborées : «notable contempt» (outrage majeur), «insolent behavior» (comportement insolent), etc [2] La simple mention de la prérogative royale ne suffit plus. Le Roi lui-même commence timidement à se justifier.

Une application différenciée de l’habeas corpus selon les juges

L’historien américain Paul D. Halliday relève dans son ouvrage «Habeas Corpus From England To Empire» (2010) l’importance cruciale du tempérament des juges qui sont amenés à statuer [3].

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Les Présidents de la King’s Bench de 1592 à 1642 : John Popham (1592-1607), Thomas Fleming (1607-1613), Edward Coke (1613-1616), Henry Montagu (1616-1621), James Ley (1621-1625), Ranulph Crewe (1625-1627), Nicholas Hyde (1627-1631), Thomas Richardson (1631-1635), John Bramston (1635-1642)

Il observe ainsi des variations très importantes dans les taux de remise en liberté faisant suite à une requête d’habeas corpus selon le juge qui est à la tête de la King’s Bench. Par exemple, pour l’année 1610, le taux de remises en liberté ordonnées par le juge Thomas Fleming est de 95%. Ce taux passera à 36% en 1614 avec son successeur, le juge Edward Coke, pourtant grand défenseur de l’habeas corpus devant le Parlement en 1628 [4].

Certains juges ont ainsi joué un rôle majeur dans le développement de l’habeas corpus y compris dans des périodes de crises et d’instabilités importantes et ont apporté leur pierre à l’édifice comme Popham, Fleming, Bacon, Holt et Mansfield.

La capacité d’innover de la King’s Bench

Au coeur de l’habeas corpus réside l’idée que la King’s Bench doit pouvoir contrôler tous les types de détentions quels que soient le lieu, la période ou l’autorité qui l’a ordonnée. Les juges ne se sont d’emblée posés aucune limite particulière. La procédure va ainsi au cours du 17ème siècle s’étendre à des domaines inattendus.

Les années 1630 sont en termes d’évolution pour l’habeas corpus des années creuses. Le taux de remise en liberté entre 1625 et 1642 est de 37% alors qu’il est en moyenne de 53% sur trois siècles (1500-1800) [5].

En 1640, le Parlement adopte une loi qui abolit la Star Chamber [6] et rappelle dans le même temps le droit pour toute personne emprisonnée sur ordre du Roi ou du Privy Council de faire une requête en habeas corpus. Des sanctions pécuniaires sont même prévues pour les juges qui ne se prononceraient pas sur la légalité de la détention dans un délai imposé de trois jours ainsi que pour les geoliers récalcitrants [7]. L’efficacité de cette loi sera limitée compte tenu de la crise politique à venir et dans la mesure où l’institution qui invoquera désormais le plus la «raison d’Etat» pour emprisonner sera le Parlement lui-même…

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En rose les territoires aux mains des royalistes en 1642 et en jaune aux têtes rondes, Cambridge Modern History Atlas, 1912

La procédure d’habeas corpus connaît de manière étonnante un certain renouveau avec le déclenchement de la première guerre civile anglaise en 1642 [8]. Pendant la guerre (1642-1646) qui va opposer les royalistes ou Cavaliers aux partisans du Parlement ou Roundheads (têtes rondes) jusqu’à la crise politique de 1648, la King’s Bench ordonne la remise en liberté de près des 3/4 des prisonniers qui lui sont présentés [9].

Un juge, Francis Bacon, fait face seul dans ce contexte de guerre civile.  Il va assurer pendant trois années la présidence «par intérim» de la Cour située à Londres en l’absence de son Président, Robert Heath, demeuré aux côtés du Roi. Bien que nommé par le Roi, la légitimité et l’intégrité du juge Bacon ne sont jamais remises en cause par le Parlement. Il est rejoint en 1645 par Henry Rolle nommé par le Parlement [10].

Durant la guerre civile, le Parlement emprisonne allègrement pour des motifs divers comme «tenir des propos diffamatoires» ou «ne pas soutenir l’effort militaire». Par ordonnances, il crée des comités militaires ou religieux, qui usent également de leurs pouvoirs pour emprisonner. Désormais, la détention arbitraire est surtout le fait du Parlement. Commence alors un bras de fer entre la King’s Bench et le Parlement qui va durer des décennies.

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Oliver Cromwell, par Samuel Cooper, 1656, National Portrait Gallery

La King’s Bench va, à l’occasion de la guerre civile, contrôler pour la première fois les emprisonnements ordonnés par les militaires au travers de la procédure de l’habeas corpus.

A la fin du 17ème siècle et au 18ème siècle, elle s’intéresse aux incarcérations pour insubordination militaire ou désertion, ainsi qu’aux détentions faisant suite aux enrôlements forcés. Elle vérifie également si les personnes détenues en qualité de prisonniers de guerre relèvent bien de cette catégorie. Dans l’affirmative, elle valide l’incarcération. La cour ne la remet en cause qu’en cas d’erreurs au niveau de l’incrimination [11].

La première guerre s’achève en 1646 suite au succès militaire de l’armée dirigée par Oliver Cromwell. La guerre civile reprend en 1648. Elle aboutit à la décapitation du Roi Charles Ier en janvier 1649 puis à l’instauration d’une brève République (ou plutôt dictature) avec à sa tête Cromwell et qui dure de 1649 à 1660. Durant toute cette période, la Court of King’s Bench portera le nom de Court of Upper Bench.

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L’exécution de Charles 1er en 1649, artiste inconnu, 17ème, National Portrait Gallery

En 1649, l’exécution du Roi ébranle nombre de juristes. Francis Bacon et plusieurs autres juges de la Cour démissionnent de leur fonctions à l’exception d’Henry Rolle qui reste à son poste et devient le Président de la Upper Bench. Désabusé, il finit pas démissionner en 1655.

En dépit de la mort du Roi, la Court of Upper Bench continue dans les années 1650 d’exercer tant bien que mal son office en s’appuyant sur la notion de souveraineté. L’habeas corpus est néanmoins en perte de vitesse. Les juges font l’objet de pressions et d’intimidations. Lorsque l’Upper Bench ordonne la remise en liberté d’un prisonnier, la Chambre des Communes n’hésite pas le faire arrêter de nouveau et interdire aux geoliers de répondre à toute requête de la Cour. Jusqu’en avril 1653 (dissolution du Parlement par Cromwell), l’exécutif (le Conseil d’Etat) et le Parlement, sur la même longueur d’ondes, collaborent étroitement.

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John Lilburne, par Michael Vandergucht, 1713, National Portrait Gallery

L’objectif est d’échapper par tous les moyens au contrôle judiciaire des détentions. On décide alors d’éloigner les prisonniers (notamment en les transférant sur des îles…) pour les mettre hors d’atteinte des juges. L’idée n’est pas nouvelle et a été testée par les royalistes quelques années auparavant [12].

C’est le cas notamment de John Lilburne [13], opposant politique farouche du Roi Charles 1er qui rompt avec Cromwell en 1645 lorsqu’il constate les dérives du Parlement. John Lilburne revient en Angleterre en 1653 après avoir été déclaré coupable de trahison et banni par la Chambre des communes.

A son retour, il est arrêté, jugé puis relaxé par un jury. Cela n’empêche pas le Conseil d’Etat de le faire enfermer malgré tout à la Tour de Londres. John Lilburne saisit alors la Court of Upper Bench d’une requête en habeas corpus. La réponse du geolier à la Cour est lacunaire : l’incarcération a été ordonnée sur ordre du Conseil d’Etat. Le Conseil d’Etat décide par sécurité d’expédier en 1654 le détenu embarrassant sur l’île de Jersey. Tenace, Lilburne dépose une nouvelle requête en habeas corpus qui est déclarée recevable par le juge. En réponse, Cromwell fait ajourner l’audience de la Cour.

à suivre…


1. [↑] Voir l’article «Habeas Corpus in international law» Farrell, Brian, page 23.

2. [↑] Voir l’ouvrage «The Power of Habeas Corpus in America. From the King’s Prerogative to the War on Terror» d’Anthony Gregory, 2013, page 31.

3. [↑] Voir l’ouvrage Habeas Corpus – From England to Empire de Paul D. Halliday, 2012, pages 331 et 332.

4. [↑] idem, Halliday, pages 331 et 332.

5. [↑] idem, Halliday, pages 160 et 400.

6. [↑] La Star Chamber (ou Chambre étoilée) est une Haute Cour de justice créée en 1487 par Henri VII composée de membres du Conseil du Roi (Privy Council) et de juges de common law chargée de traiter des atteintes à l’ordre public par les personnes puissantes (nobles, etc.). Si elle ne peut prononcer de peines de condamnation à mort, elle peut par contre ordonner des châtiments corporels (notamment des mutilation des oreilles).

7. [↑] Cette loi «An Act for the Regulating the Privy Council and for taking away the Court commonly called the Star Chamber» a souvent été appelée (sans doute à tort) l’Habeas Corpus Act of 1640. Le texte est visible sur le site www.british-history.ac.uk ; voir également l’ouvrage «The Law of Habeas Corpus» de Judith Farbey QC, R.J. Sharpe et Simon Atrill, 2011, page 13 ; idem, Halliday, pages 224 et 225.

8. [↑] idem, Halliday, page 160.

Suite à l’assassinat de son ami le Duc de Buckingham en 1628, Charles 1er dissout à nouveau le Parlement en 1629 et règne durant 11 années (la Tyrannie de onze ans) sans le reconvoquer. Il le reconvoque en 1640 en avril pour le dissoudre à nouveau trois semaines plus tard (short Parliament). Il doit se résoudre à le réunir à nouveau pour financer la guerre religieuse contre l’Ecosse.

Les sujets de discordes ne manquent pas depuis des années entre le Roi et le Parlement. Charles 1er, comme son père Jacques 1er avant lui (dynastie des Stuart), refuse que le Parlement empiète sur sa prérogative royale, faisant fi des libertés traditionnelles anglaises comme le consentement de l’impôt par le Parlement. La question religieuse est également une cause de dissension. Le Roi, marié à une catholique, s’attire par sa politique l’hostilité des puritains et des calvinistes. En 1638, il cherche à imposer à l’Ecosse presbitérienne la liturgie anglicane.

9. [↑] idem, Halliday, page 31.

10. [↑] idem, Halliday, pages 161 et 164.

11. [↑] idem, Halliday, pages 165-174.

12. [↑] Idem, Anthony Gregory, page 31 : l’auteur évoque sans donner d’exemples le transfert ordonné par le Roi de prisonniers dans des prisons secrètes situées au-delà des mers ; Un exemple est William Prynne, homme politique puritain, pamphlétaire, farouche opposant à la politique ecclésiale de l’Archevêque de Canterbury, William Laud. Il est condamné en 1637 pour ses écrits par la Chambre étoilée (Star Chamber) à l’emprisonnement à vie, à une amende et des sévices. Pour l’isoler, il estd’abord incarcéré dans le nord du pays de Galles au Château de Caernarfon, puis au château de Mont-Orgueil sur l’île de Jersey. Il est libéré en novembre 1640, sur ordre du Parlement («Long Parliament»). Henry Burton et John Bastwick, des puritains anglais, sont également condamnés en 1637 par la Star Chamber. Le premier est envoyé sur l’île de Guernesey et le second sur l’île St Mary’s faisant partie des îles Scilly située au sud-ouest de la Cornouaille. Ils sont libérés en 1640.

13. [↑] Voir également Judith Farbey QC, R.J. Sharpe et Simon Atrill, 2011, pages 13 et 14 ; idem, Halliday, pages 227-228 ; Voir l’ouvrage «Law, Liberty and the Constitution: A Brief History of the Common Law» par Harry Potter, pages 154 et 155.

Lilburne est également incarcéré au de Mont-Orgueil sur l’île de Jersey.

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