La question de la suspension de l’habeas corpus a toujours été sensible. Elle a une résonnance particulière aux Etats-Unis. Durant la révolution américaine (1777-1783), les américains sont en effet privés du droit de contester la légalité des détentions ordonnées par les autorités britanniques. Ce n’est donc pas un hasard si la constitution américaine de 1787 se réfère à la procédure d’habeas corpus uniquement pour interdire sa suspension sauf dans des cas très limités (en cas de rébellion ou d’invasion, si la sécurité publique l’exige) [1].
La première suspension de l’habeas corpus en mars 1689
La première suspension de l’habeas corpus intervient dans le contexte de la révolution anglaise de 1688 et 1689. Le Roi James II (en français Jacques II) s’est réfugié en France après le débarquement en Angleterre en novembre 1688 de son neveu et gendre, le hollandais et protestant, William (en Français Guillaume) Prince d’Orange. L’objectif de la suspension est d’empêcher le retour du Roi catholique [2].
Des craintes subsistent en effet après que le Parlement ait déclaré en février 1689 le trône vacant, et reconnu conjointement William III et son épouse Marie II Roi et Reine d’Angleterre. Les préoccupations des nouveaux monarques et de leurs soutiens portent sur les risques d’invasion du pays ou de soulèvements populaires après leur arrivée au pouvoir. James II débarque d’ailleurs en Irlande en mars 1689 dans le but de reconquérir le trône. Il est défait lors de la bataille de la Boyne en juillet 1690.
Après le coup d’Etat, la période est propice aux arrestations arbitraires. Sur de simples suspicions de complot contre le Roi, des centaines de personnes sont emprisonnées. Le président de la King’s Bench, Robert Wright, est lui-même détenu à la prison de Newgate suite à sa destitution (impeachment) pour haute trahison par le Prince d’Orange [3].
Le 1er mars 1689, l’homme politique whig (parti politique opposé au parti tory), Richard Hampden, qui avait soutenu l’adoption de l’habeas corpus act en 1679, se fait le messager du Roi et présente le projet de suspension de l’habeas corpus devant le Parlement [4].
Il invoque l’état de guerre, l’existence d’un danger imminent lié aux tentatives de complot contre le Royaume d’Angleterre [5]. Le projet n’est pas sans susciter des débats au sein des deux chambres. Il est cependant voté en l’espace d’une semaine au regard du caractère limité de la suspension sollicitée. Elle concerne uniquement les personnes suspectées de trahison incarcérées sur ordre du Conseil Privé du Roi (au moins six conseillers privés) et ne doit durer environ qu’un mois. La loi est ratifiée par le Roi le 16 mars 1689 [6]. A aucun moment dans le texte, le terme «suspension» n’est utilisé. Mais il s’agit bien de cela.
Des suspensions occasionnelles de 1689 à 1747 liées aux rébellions jacobites
La première suspension est finalement prolongée en avril 1689 pour un mois puis à nouveau en mai 1689 pour une durée de cinq mois jusqu’au 23 octobre 1689 [7]. A l’issue de la suspension, les juges reprennent toute leur place.
Ainsi, le juge John Holt, nommé à la tête de la king’s Bench par les deux monarques, va, en ces temps troublés de 1689 à 1710, exercer pleinement ses prérogatives. Durant cette période (hors périodes de suspension), ses décisions aboutissent à la remise en liberté des 3/4 des personnes qui le saisissent par la voie de l’habeas corpus [8].
Le Parlement va ensuite adopter jusqu’en 1747, lors de périodes de crise liées à la rébellion jacobite, d’autres suspensions, toutes limitées expressément dans le temps. La durée moyenne de ces suspensions est de cinq mois [9]. Les suspensions ne concernent pas tous les types de détention. Elles accordent néanmoins des pouvoirs exorbitants au Conseil privé pour arrêter et détenir des personnes sur la base de simples soupçons (dénonciations, etc).
En 1696, une nouvelle suspension est ordonnée pour 6 mois (20 février au 1er septembre 1696) suite à la tentative d’assassinat du Roi William III à Londres par un officier écossais catholique George Barclay, partisan de la dynastie détrônée des Stuarts [10]. Elle est motivée par la nécessité de donner les coudées franches à la Couronne pour arrêter et détenir les personnes soupçonnées de trahison. L’année qui suit la suspension, la King’s Bench remet en liberté les 23 prisonniers détenus pour ce motif qui déposent des requêtes en habeas corpus [11].
En 1708, la suspension est prononcée en réponse à la tentative d’invasion manquée de James II avec l’aide des français. Vont suivre ensuite des suspensions en 1715-1716 (23 juillet 1715 au 24 janvier 1716, rébellion jacobite ou soulèvement de l’écossais John Erskine, Comte de Mar), en 1722-1723 (10 octobre 1722 au 24 octobre 1723, complot jacobite imputé à l’évêque de Rochester, Francis Atterbury), en 1744 (29 février au 29 avril 1744, projet français d’invasion de l’Angleterre), en 1745-1747 (18 octobre 1745 au 20 février 1747, seconde rébellion jacobite) [12].
L’année 1777 voit naître un nouveau type de suspension faisant suite aux premières insurrections américaines contre l’empire britannique.
Une suspension continue de 1777 à 1783 pendant la révolution américaine
La couronne ne sait que faire début 1777 des centaines de marins américains détenus en qualité de traitres ou de pirates sur des navires dans les ports anglais afin de les rendre inaccessibles aux juges [13]. Les prisonniers pourraient être tentés de déposer des requêtes en habeas corpus.
En 1775, un banquier américain vivant à Londres, Stephen Sayre, qui soutient le mouvement américain, est arrêté pour avoir eu le projet assez improbable de kidnapper le Roi George III. Il est remis en liberté par le juge Mansfield après avoir présenté une demande en habeas corpus. Sa libération est rapportée dans la presse américaine [14].
Donner par ailleurs le statut de prisonniers de guerre aux captifs américains reviendrait ensuite à légitimer leur combat pour l’indépendance [15]. Reste donc la solution de les priver de la possibilité de contester leur détention devant un juge.
En février 1777, le premier ministre du Roi, Frederick North, présente un projet de loi au Parlement visant à traiter les détenus américains comme des prisonniers de guerre tout en les maintenant dans la catégorie juridique des rebelles et des traitres. La loi est adoptée en mars 1777. Elle prévoit une suspension jusqu’au 1er janvier 1778. Celle-ci est renouvelée tous les ans jusqu’en 1783 [16].
La suspension de l’habeas corpus n’est plus motivée par un risque de soulèvement ou d’invasion sur le sol britannique. Elle vise exclusivement les sujets de l’empire arrêtés dans les colonies et les plantations américaines ou en mer [17].
Les suspensions de 1794 à 1801
Les dernières suspensions du 18ème siècle (1794-1795 et 1798-1801) sont liées aux guerres opposant la France à l’Angleterre [18].
Toutes ces suspensions n’ont cependant pas empêché une extension importante du champ d’application de l’habeas corpus à compter du 18ème siècle que j’évoquerai dans le prochain article : violences conjugales, internement psychiatrique, esclavage, enrôlement forcée des marins (impressment)…
à suivre…
1. [↑] Article 1, section 9, alinéa 2 de la Constitution américaine :
«The privilege of the writ of habeas corpus shall not be suspended, unless when in cases of rebellion or invasion the public safety may require it.» Version anglaise sur le site Legal Information Institute (LII) : ici.
«Le privilège de l’ordonnance d’habeas corpus ne pourra jamais être suspendu, sauf si, en cas de rébellion ou d’invasion, la sécurité de l’Etat l’exige.» Version française sur le site de la documentation française : ici.
2. [↑] Voir l’ouvrage Habeas Corpus – From England to Empire de Paul D. Halliday, 2012, page 247 ; l’ouvrage The Power of Habeas Corpus in America. From the King’s Prerogative to the War on Terror d’Anthony Gregory, 2013, pages 37-38 ; l’article «The Suspension Clause: English Text, Imperial Contexts, and American Implications», par Paul D. Halliday et G. Edward White, Virginia Law Review, volume 94, numéro 3, 2008, page 36.
3. [↑] Idem, Halliday et White, page 34.
4. [↑] Voir l’article «HAMPDEN, Richard (1631-95), of Great Hampden, nr. Wendover, Bucks. » sur le site The History of Parliament.
5. [↑] Voir l’ouvrage «Martial Law and English Laws, c.1500–c.1700», par John M. Collins, 2016, page 270 ; l’article «Habeas Corpus in Times of Emergency: A Historical and Comparative View», par Brian Farrell, Pace International Law Review Online Companion, janvier 2010, page 81.
6. [↑] La loi est intitulée : «An Act for Impowering His Majestie to Apprehend and Detaine such Persons as He shall finde Just Cause to Suspect are Conspireing against the Government».
7. [↑] Idem, Anthony Gregory, 2013, page 38.
8. [↑] Idem, Halliday, pages 31-32 ; voir à ce sujet l’analyse de Paul D. Halliday et G. Edward White, 2008, pages 43-46.
9. [↑] Idem, Halliday et White, page 41.
10. [↑] Voir l’ouvrage «Histoire d’Angleterre, de la Révolution de 1688 jusqu’à nos jours», volume 15, par John Lingard, 1837, pages 303-304 ; l’ouvrage «The Power of Habeas Corpus in America. From the King’s Prerogative to the War on Terror» d’Anthony Gregory, 2013, page 38 ; l’article «The Forgotten Core Meaning of the Suspension Clause», par Amanda L. Tyler, Harvard Law Review, 2011, pages 941-942.
11. [↑] Idem, Halliday, page 250.
12. [↑] Pour les dates des différentes suspensions jusqu’en 1783 : Paul D. Halliday et G. Edward White, 2008, page 37.
13. [↑] L’idée de détenir les captifs américains sur des navires-prison vient du président en exercice de la King’s Bench, le juge Mansfield, consulté en août 1776 par Lord George Germain. Voir à ce sujet l’ouvrage Yankee Sailors in British Gaols: Prisoners of War at Forton and Mill, 1777-1783, par Sheldon Samuel Cohen, 1995, pages 26-27 ; également l’article «Habeas Corpus and the American Revolution», par Amanda L. Tyler, 2015, volume 103, California Law Review, notamment pages 662-668.
14. [↑] Idem Halliday, 2012, pages 250-251 ; idem Anthony Gregory, 2013, page 42.
15. [↑] Idem Halliday, 2012, page 251 ; idem Anthony Gregory, 2013, page 42 ; idem Amanda L. Tyler, 2015, page 656.
16. [↑] Idem Halliday, 2012, page 251 ; idem Anthony Gregory, 2013, page 42 ; idem, Halliday et White, pages 62-63 ; idem Amanda L. Tyler, 2015, pages 669-670.
17. [↑] Idem, Halliday et White, page 61 ; idem Halliday, 2012, pages 251-252.
18. [↑] Voir l’ouvrage Hansard’s Parliamentary Debates, volume 25, 1834, page 426.