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L’origine et le développement des systèmes de Common law et d’equity (II)

J’ai décrit dans le précédent article la naissance au 11ème-12ème siècle du système de common law et son développement dans l’ensemble de l’Angleterre puis du pays de Galles à partir de l’activité des juridictions royales. Les juges, par leurs décisions, dégagent un droit commun au Royaume qui se propage et s’affine grâce à la «doctrine du précédent» [1].

by Unknown artist, oil on canvas, circa 1755
William Blackstone (1723-1780), peinture de 1755, National Portrait Gallery

Le juriste William Blackstone oppose, dans son ouvrage The Commentaries on the Laws of England (1765), le common law au droit écrit émanant notamment des actes du Parlement (statute law ou statutory law). D’après lui, on trouve le common law «dans les registres des différentes cours de justice, dans les recueils de rapports et de décisions judiciaires, et dans les traités de jurisconsultes éminents, conservés et transmis (…) depuis la plus haute antiquité» [2].

Le système de common law repose en grande partie sur les writs délivrés par la Chancellerie du Roi sous couvert du paiement de droits [3]. A chaque writ correspond une action judiciaire avec ses règles particulières. Le Traité des Lois et Coutumes d’Angleterre (1187-1189), attribué à Ranulf de Glanvill, en mentionne des dizaines. L’usage des writs a pour conséquence de limiter la compétence des juridictions seigneuriales et favoriser leur déclin au détriment de la justice royale.

Dès lors, les seigneurs locaux voient d’un mauvais oeil la création de nouveaux writs et tentent de les circonscrire. Ils obtiennent ainsi en 1258 avec les Provisions d’Oxford (Provisions of Oxford) l’interdiction de la création de nouveaux types de writs sans l’accord du Conseil du Roi (the King’s Council).

Les limites du système de common law

Court of Chancery
La Cour de la Chancellerie, manuscrit datant a priori de 1460, The Inner Temple Library

Le système de common law s’avère bientôt trop rigide, trop technique et trop lent. Une erreur initiale dans le choix du writ peut être désastreuse et mettre à néant tout un procès. Le système n’est ensuite pas adapté à l’ensemble des litiges. Certains litiges ne rentrent pas dans le cadre d’un writ et ne peuvent être réglés par un juridiction de common law. Les recours sont parfois inefficaces. La réparation ne prend en effet dans la plupart des cas que la forme de dommages-intérêts pécuniers. Le système juridique de l’equity naît ainsi d’une volonté de corriger les défauts du common law. 

Dans les années 1350, un nouveau writ est entériné par le Conseil du Roi : le Writ of Trespass on the Case. Il élargit la possibilité d’agir en justice. Il suffit en effet pour présenter sa requête d’établir l’existence d’un dommage et de démontrer que celui-ci a été causé par la faute du défendeur. Ce writ arrive cependant trop tard. Le système de l’equity en 1350 a déjà émergé [4].

La naissance du système de l’equity

A partir du 14ème siècle, les justiciables déçus commencent à porter leurs recours devant le Roi, «fontaine de justice». Les requêtes sont traitées par le Chancelier, son conseiller en matière de justice. La fonction est quasiment toujours exercée par un ecclésiastique (jusqu’à la Réforme anglaise [5]), imprégné du droit canon. Progressivement, les requêtes sont adressées directement au Chancelier. Celui-ci délègue ensuite certaines affaires à ses collaborateurs. La Cour de la Chancellerie (Court of Chancery) voit alors le jour.

by Benjamin Ferrers, oil on canvas, circa 1725
La Cour de la Chancellerie durant le règne de George I (1714-1727), peinture de Benjamin Ferrers, 1725, National Portrait Gallery

Le Chancelier statue dans un premier temps selon sa conscience et l’équité, non selon les principes du common law. On l’appelle le «gardien de la conscience du roi» (Keeper of the King’s Conscience). Il s’éloigne par la suite progressivement de la notion d’ «équité».

L’equity peut être décrit comme un droit à part entière développé par la Cour de la Chancellerie à compter du 15ème siècle. Ces nouvelles règles de droit permettent d’apporter des réponses plus souples, parfois plus adaptées aux situations particulières. La procédure de l’injonction notamment permet au juge d’ordonner à une partie de faire un acte ou une opération déterminée ou au contraire de ne pas le faire. Elle a l’avantage d’agir sur le futur plutôt que de simplement sanctionner un comportement passé. L’exécution forcée en nature d’un contrat (specific performance) est une autre sanction pouvant être prononcée. Les juges de l’equity peuvent en outre demander aux parties de comparaître en personne (subpoena) afin de les entendre à l’audience sous serment [6].

Le conflit entre l’equity et le common law

Ellesmere
Le Chancelier Thomas Egerton, Vicomte Brackley, Baron Ellesmere de 1603 à 1616, peinture de fin 16e-début 17e, National Portrait Gallery

Une lutte de pouvoir s’engage entre les cours de common law et la Cour de la Chancellerie. Durant le règne du Roi Henry VIII, la Cour de la Chancellerie concurrence les juridictions de common law Au début du 17ème siècle, plusieurs personnalités s’opposent directement : le juge en chef de la Cour du Banc du Roi à compter de 1613, Edward Coke, et le Chancelier Thomas Egerton dit Lord Ellesmere. Le différend porte essentiellement sur la possibilité pour une cour d’equity d’empêcher l’exécution d’un jugement rendu par une cour de common law.

En effet, des parties mécontentes d’un jugement prononcé à leur encontre par une juridiction de common law commencent à solliciter du Chancelier une injonction afin de ne pas avoir à appliquer la décision judiciaire. La sanction en cas de non respect d’une injonction est l’emprisonnement ou une amende pour contempt of court (entrave à la justice). En réaction, Edward Coke décide de délivrer des writs (ordonnances) of habeas corpus afin de libérer les personnes incarcérées pour ce motif.

Gargoyle_Spinola
Gargouille de Benedict Spinola, sculpture de Peter Fluck and Roger Law, 1989, au bord du quai du collège Magdalen

Le contentieux atteint son point culminant en 1615 avec l’affaire dite de l’Earl of Oxford [7]. Le litige porte initialement sur la question de la propriété d’une parcelle de terre de sept acres (un peu plus de 28000 m²), appelée le Great Garden of Christchurch,  située dans la paroisse de Saint Botolph (près d’Aldgate), à Londres. Cette parcelle est achetée par Edward de Vere, Comte d’Oxford en 1580 à un marchand italien Benedict Spinola, qui l’avait acquise en 1575 du Magdalen college dans des conditions douteuses [8]. Le terrain prend de la valeur, le Comte d’Oxford y ayant fait construire 130 maisons. En 1615, le bien est loué par le Comte d’Oxford (Henry de Vere, le fils d’Edward de Vere) à John Warren et par le Magdalen College à John Smith.

Le collège de Magdalen estime avoir été dupé par Spinola. Barnaby Goche [9], à la tête du college de Magdalen entre 1604 et 1626 remet en cause la transaction à partir de 1607. Il conteste le titre de propriété du Comte d’Oxford et consent un bail à John Smith. Il soutient que le Statut Élizabeth (Statute of Fraudulent Conveyances, 1571 également appelé Statute of 13 Elizabeth[10] qui interdisait la vente de terres appartenant au Collège a été délibérément contourné et qu’en conséquence, l’acte de vente est entâché de nullité. John Warren intente une procédure à l’encontre de John Smith aux fins d’expulsion.

Pourbus_Francis_Bacon
Francis Bacon, peinture de 1617, Frans Pourbus le jeune, Royal Baths Museum, Varsovie

Dans un jugement Warren v. Smith (ou Magdalen college), la Cour du Banc du Roi, présidée par Coke, juge que le transfert de propriété de 1675 est nul au regard du Statut Élizabeth. Elle estime que la Reine était elle-même liée par les dispositions du statut de 1571. Elle tranche en conséquence en faveur du collège de Magdalen et valide le bail le liant à John Smith.

L’affaire est portée devant la Cour de la Chancellerie par le fils du Comte d’Oxford, Henry de Vere ainsi que Thomas Wood, un locataire. Barnaby Goche et John Smith, qui refusent de comparaître au motif que l’affaire n’est pas de la compétence de la Chancellerie, sont incarcérés en octobre 1615 par la Cour de la Chancellerie pour contempt of court à la prison de la Fleet à Londres. Ils saisissent la Cour du banc du Roi pour obtenir leur libération. Ils sont libérés sur ordre du Chancelier fin novembre 1615 avant la décision de la Cour du banc du Roi. Le Chancelier, invoquant notamment la loi de Dieu, prononce dans son jugement une injonction autorisant les défendeurs à ne pas exécuter le jugement de common law et leur assurant la jouissance paisible des terres litigieuses. La décision suspend également toutes les procédures pendantes devant les juridictions de common law.

Le Roi Jacques Ier doit intervenir et arbitrer. Conseillé par le Procureur général (attorney general) Francis Bacon, il se prononce en faveur du Chancelier. S’il avait pris une décision inverse, l’equity dont l’objet est de corriger les imperfections du common law aurait perdu toute raison d’être [11]. Découle ainsi de cette affaire un principe qui subsiste encore aujourd’hui : en cas de décisions contradictoires émanant du common law et de l’equity, c’est l’equity qui l’emporte.

à suivre…


1. [↑] Voir la fin de l’article précédent L’origine et le développement des systèmes de Common law et d’equity (I).

2. [↑] Extrait de l’ouvrage Commentaires sur les lois anglaises, Tome 1, de William Blackstone, traduit en français par N. M. Chompré, pp. 97 ; Commentaries on the Law of England, volume I, édition de 1840, pp. 43 : «But, with us at present, the monuments and evidences of our legal customs are contained in the records of the several courts of justice, in books of reports and judicial decisions, and in the treatises of learned sages of the profession, preserved and handed down to us from the times of highest antiquity».

3. [↑] Voir pour une présentation des writs l’article précédent L’origine et le développement des systèmes de Common law et d’equity (I) ainsi que l’article de l’American Bar Association Journal de mai 1972 «The Register of Writs : Seed-Bed of the Common Law» de Frederick Bernays Wiener.

4. [↑] Voir l’article «Fusionner droit strict et équité : aperçus sur le droit anglais de la responsabilité civile» d’Eric Descheemaeker, dans L’équité et ses métamorphoses, 2011, pp. 91-107.

5. [↑] Les Chanceliers sont presque tous des hommes d’église jusqu’au 16ème siècle. A partir de 1529, ils sont pour la plupart les chanceliers laïques.

6. [↑] Voir l’ouvrage «The Principles of Equity and Trusts» de Graham Virgo, 2012, pp. 6.

7. [↑] Voir dans l’ouvrage «Landmark Cases in Equity», publié par Charles Mitchell, Paul Mitchell, 2012, l’article «The Earl of Oxford’s Case (1615)» de David Ibbetson.

8. [↑] Cette parcelle de terre a été donnée par Henry VIII à Thomas Audley, Chancelier de 1533 à 1544, qui le soutient lors de son divorce d’avec Catherine d’Aragon, son mariage avec Anne Boleyn, puis le procès et l’exécution de cette dernière. Thomas Audley en fait ensuite don au Magdalen College (un des collèges de l’Université de Cambridge). Le Magdalen College en situation financière difficile prend contact avec l’homme d’affaires Benedict Spinola, qui organise un montage complexe avec la vente dans un premier temps du terrain à la Reine Elisabeth puis son acquisition par lui-même en 1575.

9. [↑] Le nom exact du «Master and Fellows» varie selon les sources : Barnaby (ou Barnabas) Goche ou Gooch, Googe, Gough (1568-1626).

10. [↑] Selon le Statute of 13 Elizabeth, les ventes et baux de longue durée (d’une durée de 21 ans ou trois vies : «21 years or three lives») décidés par les Master and Fellows des collèges sont interdits et considérés comme nuls.

11. [↑] Voir supra l’article de Eric Descheemaeker.