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Les droits des femmes en Angleterre au 19ème siècle : la lutte pour les droits au sein de la sphère publique (I)

Le Royaume Uni a fêté le 6 février 2018 le centième anniversaire du droit de vote des femmes. L’obtention de ce droit est l’aboutissement de plus de quarante années de revendications émaillées d’échecs pour les militantes féministes. Ainsi que nous l’avons vu dans un article précédent, les femmes ont cherché dans premier temps au 19ème siècle à acquérir davantage de droits au sein de la sphère privée dans laquelle elles étaient cantonnées [1]. A compter du milieu du 19ème, elles tentent également d’investir la sphère publique réservée jusqu’ici aux hommes en portant leurs revendications sur l’accès à l’éducation, l’emploi puis le droit de vote.

A l’avant-garde de ce mouvement, le Langham Place Group (1857-1866), un groupe de femmes particulièrement actives, a la volonté de faire progresser les droits des femmes en matière d’éducation et d’emploi. A compter de 1865, une nouvelle revendication se fait jour : l’octroi du droit de vote aux femmes. Le cercle de réflexion sur le suffrage des femmes, la Kensington Society, créé cette même année, compte parmi ses membres des figures emblématiques du Langham Place Group.

Les femmes du Langham Place Group

Barbara Leigh Smith Bodichon, par Samuel Laurence, phototypie, 1861, National Portrait Gallery

Le «Langham Place Circle» se met en place suite à la création en 1855 du «Married Women’s Property Committee». Ce comité s’était constitué autour de deux amies, Barbara Leigh Smith (devenue Barbara Bodichon suite à son mariage en 1857) et Bessie Rayner Parkes pour réclamer pour les femmes mariées les mêmes droits en matière de propriété que les femmes non mariées. Cette revendication se solde par un échec [2].

Celles qu’on nommera les «Ladies of Langham Place» ne s’arrêtent pas là et sont à l’origine de nombreuses initiatives en faveur de l’émancipation des femmes par l’éducation et l’emploi. Elles se réunissent d’abord au 14a, Princes Street, Cavendish Square à Londres, puis à compter de 1859 au 19, Langham Place [3]. On y retrouve notamment Barbara Bodichon, Bessie Rayner Parkes, Jessie Boucherett, Emily Davies, Emily Faithfull, Maria Rye, Adelaide Anne Procter, Isa Craig et Helen Blackburn [4].

  • Le English Woman’s Journal :

La poétesse Adelaide Anne (‘Mary Berick’) Procter (1825-1864), peinture d’Emma Gaggiotti Richards, National Portrait Gallery

Barbara Bodichon et Bessie Rayner Parkes créent en 1858 The English Woman’s Journal. Le mensuel permet aux féministes de diffuser leurs idées et traite à la fois de politique, de sujets sociaux et de littérature [5]. Parmi les contributeurs, on retrouve l’écrivain Matilda Hays et la poète Adelaide Anne Procter [6]. Il est publié de 1858 à 1864, puis est remplacé en 1866 par l’Englishwoman’s Review [7].

  • La Society for Promoting the Employment of Women :

En 1859, Jessie Boucherett et Adelaide Anne Procter, toutes deux membres du Langham Place Group, fondent la Society for Promoting the Employment of Women (SPEW, Société pour la promotion de l’emploi des femmes) [8]. L’organisation est officiellement présidée de 1859 à 1885 par un homme, le philanthrope Comte de Shaftesbury [9]. Son objectif est de permettre aux femmes célibataires d’accéder à une indépendance économique par le travail [10]. Elle propose aux femmes des classes moyennes, qui n’ont guère d’autre opportunité d’emploi que gouvernante, des formations professionnelles, notamment dans le domaine de la comptabilité et de la vente [11].

Des débouchés sur le marché du travail dans des métiers jusqu’ici réservés aux hommes sont recherchés (photographie, lithographie, télégraphie, vente, coiffure, etc.) [12]. Un registre des emplois est mis en place [13]. Maria Rye crée en 1859 un bureau employant des femmes en qualité de copistes de documents juridiques [14]. Avec Isa Craig, elle fonde également en 1860 une école de formation à la télégraphie [15].

  • La première femme médecin au Royaume Uni :

Emily Faithfull à la fin des années 1860, carte de visite Elliott & Fry, National Portrait Gallery

Amie d’Emily Davies, Elizabeth Garrett Anderson intègre le cercle du Langham Place Group et devient membre en 1859 de la Society for Promoting the Employment of Women [16]. Elle assiste dans ce cadre à une conférence d’Elizabeth Blackwell, première femme diplômée en médecine aux États-Unis et décide en 1860 de se lancer dans des études de médecine [17]. Elle s’inscrit en vain à de nombreuses universités. Elle parvient à suivre des cours au Middlesex Hospital à Londres avant d’être exclue. Elle est finalement autorisée à présenter les examens de la Society of Apothecaries de Londres et devient en 1865 la première femme médecin du Royaume-Uni [18].

  • L’imprimerie Victoria :

Suite au refus des imprimeries d’accueillir des femmes apprenties, Emily Faithfull, membre du SPEW, fonde en 1860, l’imprimerie « Victoria » (The Victoria Press) qui emploie et forme des femmes aux métiers de compositeurs et correcteurs [19]. Cette entreprise est rapidement un succès. The Victoria Press devient l’imprimeur et éditeur attitré de la Reine Victoria. Emilie Faithfull institue au sein de l’imprimerie l’égalité salariale entre salariés hommes et femmes [20]. De 1860 à 1866, l’imprimerie Victoria publie The English Woman’s Journal. En 1863, Emily Faithfull se lance dans la publication d’une revue mensuelle, « The Victoria Magazine« , dédiée à la littérature, l’art et la science [21]. Le magazine va, pendant des années, relayer la revendication des femmes à pouvoir bénéficier d’un emploi rémunéré.

Les femmes de la Kensington Society

Emily Davies

A compter de 1865, des femmes commencent à s’organiser pour réclamer le droit de vote. Un groupe de femmes (la Kensington Society) se réunit dans le quartier londonien de Kensington au domicile d’une des membres, Charlotte Manning, pour débattre du droit de vote pour les femmes [22]. Parmi les membres, on retrouve certaines des «Ladies of Langham Place» comme Barbara Bodichon, Emily Davies, Elizabeth Garrett Anderson, Jessie Boucherett [23].

  • Le collège Girton :

Emily Davies et Barbara Bodichon continuent pour autant leur action en faveur du droit à l’éducation pour les femmes. L’une et l’autre partagent la même aspiration, l’ouverture des universités aux femmes. Elles créent en 1869 le collège Girton situé initialement à Hitchin puis transféré à compter de 1873 à proximité de Cambridge [24]. Il faudra cependant attendre 1947 pour que ce collège soit pleinement intégré à l’Université de Cambridge, bastion de l’éducation élitiste masculine avec Oxford [25].

à suivre…


1. [↑] Voir les articles précédents Les droits des femmes en Angleterre au 19ème siècle : la lutte pour les droits au sein de la sphère privée (I) et Les droits des femmes en Angleterre au 19ème siècle : la lutte pour les droits au sein de la sphère privée (II).

2. [↑] Voir l’article précédent Les droits des femmes en Angleterre au 19ème siècle : la lutte pour les droits au sein de la sphère privée (II).

3. [↑] Voir l’ouvrage The Women’s Suffrage Movement: A Reference Guide 1866-1928, de Elizabeth Crawford, 2000, page 123 ; l’ouvrage Barbara Leigh Smith Bodichon and the Langham Place Group, de Candida Ann Lacey, 2010, page 220 ; l’ouvrage Reading and the Victorians, chapitre 3 Reading Langham Place. Periodicals at number 19, de Beth Palmer, 2015, pages 47-48 ; l’article The Langham Place Group 1859-1863 de Helena Wojtczak, 2009 sur le site http://www.historyofwomen.org ;

4. [↑] Idem de Beth Palmer, 2015, pages 47-48 ; idem The Langham Place Group 1859-1863 de Helena Wojtczak, 2009.

5. [↑] Idem Candida Ann Lacey, 2010, page 11 ; l’article Hope Deferred (Routledge Revivals): Girls’ Education in English History, de Josephine Kamm, 2010, page 123 ; l’ouvrage Women in British Politics, C.1689-1979, de Krista Cowman, 2010, page 41 ; l’article Early feminist publications, de Helena Wojtczak, 2009 sur le site http://www.historyofwomen.org ; l’article On the English Woman’s Journal, 1858-62, de Janice Schroeder, sur le site internet http://www.branchcollective.org/ : BRANCH: Britain, Representation and Nineteenth-Century History ; l’article English Woman’s Journal (1858-1864) sur le site internet NCSE (the Nineteenth-Century Serials Edition) ; l’article Magazines for Women, The English Woman’s Journal, 1858-64 sur le site internet The British Library.

6. [↑] Idem Beth Palmer, 2015.

7. [↑] Idem Janice Schroeder.

8. [↑] Voir l’article The Society for Promoting the Employment of Women, de Helena Wojtczak, 2009 sur le site http://www.historyofwomen.org ; l’ouvrage Women and Work in Britain Since 1840, de Gerry Holloway, 2005, pages 44-49.

9. [↑] Idem l’article The Society for Promoting the Employment of Women, de Helena Wojtczak, 2009 ; l’article A History of the Society sur le site Futures for Women (nouveau nom de la Society for Promoting the Training of Women).

10. [↑] Idem A History of the Society sur le site Futures for Women.

11. [↑] Idem l’article The Society for Promoting the Employment of Women, de Helena Wojtczak, 2009.

12. [↑] Idem l’article The Society for Promoting the Employment of Women, de Helena Wojtczak, 2009 ; idem A History of the Society sur le site Futures for Women ; Krista Cowman, 2010, page 41 ; l’article A Woman’s Right to Work: Emily Faithfull and the Victoria Press, de Taylor Okeson, page 3.

13. [↑] Idem l’article The Society for Promoting the Employment of Women, de Helena Wojtczak, 2009 ; idem Gerry Holloway, 2005, page 45 ; Krista Cowman, 2010, page 41.

14. [↑] Idem l’article The Society for Promoting the Employment of Women, de Helena Wojtczak, 2009 ; idem de Beth Palmer, 2015, page 48.

15. [↑] Idem l’article The Society for Promoting the Employment of Women, de Helena Wojtczak, 2009 ; idem de Beth Palmer, 2015, page 48.

16. [↑] Voir la biographie de Anderson, Elizabeth Garrett sur le site internet de lOxford Dictionary of National Biography ; conférence intitulée Elizabeth Garrett Anderson in Context: Origins of the Women’s Movement in mid-Victorian Britain, du Professeur Lawrence Goldman, 6 octobre 2017 sur le site Talking Humanities.

17. [↑] Idem Professeur Lawrence Goldman, 6 octobre 2017 ; la biographie de Elizabeth Garrett Anderson (1836 – 1917) sur le site de la BBC.

18. [↑] Voir l’article Britain’s first female doctor, de Richard Cavendish, History Today,  numéro 9, volume 65, 9 Septembre 2015.

19. [↑] Voir l’ouvrage Women, Work and the Victorian Periodical: Living by the Press, de Marianne Van Remoortel, 2015, page 115 ; voir l’article Faithfull, Emily (1835-1895) dans l’ouvrage Victorian Britain (Routledge Revivals): An Encyclopedia, de Sally Mitchell, 2012, page 285 ; l’article , de Taylor Okeson, The Journal of Publishing Culture, volume 7, mai 2017 ; l’article Emily Faithfull and The Victoria Press, de Helena Wojtczak, 2009 sur le site http://www.historyofwomen.org ; l’article Emily Faithfull and the first Western printing press operated by women, de 

20. [↑] Idem Taylor Okeson, mai 2017, page 5.

21. [↑] Voir la biographie de Faithfull, Emily (1835-1895), page 213, dans l’ouvrage Dictionary of Nineteenth-Century Journalism: In Great Britain and IrelandLaurel Brake  et Marysa Denmoor, 2009.

22. [↑] Voir l’article Votes for women: the 1866 suffrage petition, sur le site internet www.parliament.uk ; l’article John Stuart Mill and the 1866 petition, sur le site internet www.parliament.uk ; l’ouvrage Women’s History: Britain, 1850-1945: An Introduction, de June Purvis, 2005, page 280 ; l’article The Kensington Society sur le site internet www.thesuffragettes.org/ ; l’ouvrage Hearts And Minds: The Untold Story of the Great Pilgrimage and How Women Won the Vote, de Jane Robinson, 2018, chapitre 2.

23. [↑] Voir les articles Votes for women: the 1866 suffrage petition et John Stuart Mill and the 1866 petition, sur le site internet www.parliament.uk ; l’article Kensington Ladies’ Club, dans l’ouvrage Dictionary of British Women’s Organisations, 1825-1960, David DoughanProfessor Peter Gordon, 2001, page 69 ; l’article The Kensington Society sur le site internet www.thesuffragettes.org/ ; l’ouvrage Women in British Politics, C.1689-1979, de Krista Cowman, 2010, chapitre 3 « The Campaign for Women’s Suffrage« . 

24. [↑] Voir l’article ‘We Must Do This Well If We Do It At All’: Reports On The First Women’s College, Girton, Cambridge, de Susanna Cerasuolo, 2014, sur le site internet https://open.conted.ox.ac.uk/ de l’Université d’Oxford.

25. [↑] Voir l’ouvrage Women’s History: Britain, 1850-1945: An Introduction, de June Purvis, 2005, page 112.