Le jury dans les systèmes judiciaires anglais et américain (I)
Le droit d’être jugé par un jury se trouve au coeur du système judiciaire des pays de la Common Law. Si le rôle du jury s’est amoindri au Royaume-Uni, il demeure aux Etats-Unis une institution fondamentale consacrée par la Constitution américaine. Il faut remonter à l’Angleterre médiévale [1] pour en comprendre l’origine. La tradition du «jugement par des pairs» est en général reliée à la Magna Carta de 1215 et notamment à son article 39 («lawful judgment of his equals») [2].
Le «self-informing jury» au Moyen-Age
Cinquante ans auparavant, le Roi Henri II joue pourtant un rôle notable dans le développement des jurys. Par une série de réformes judiciaires, il renforce, entre 1164 et 1176, le justice royale au détriment de la justice féodale ou privée et institutionnalise en Angleterre le jury sous ses deux formes : le jury d’accusation et le jury de jugement.
Au niveau civil, il met en place une procédure permettant à celui qui se dit injustement dépossédé de ses terres, sans jugement, d’en solliciter la restitution devant un jury de douze hommes libres du voisinage [3].
Henri II crée également au niveau pénal des grands jurys [4] d’hommes libres chargés de signaler sous serment aux juges royaux itinérants [5] les accusations de crimes [6] portées à leur connaissance au sein de la localité. Les accusés sont ensuite désignés coupables ou innocents en fonction du «jugement de Dieu» sous le contrôle de membres du clergé (ordalies [7] par le fer rouge, l’eau chaude ou l’eau froide).
Ce n’est pas sans doute pas tant la Magna Carta que la décision, en 1215, du Pape Innocent III, lors du Concile de Latran, d’interdire au clergé de participer aux ordalies, qui va renforcer le rôle des jurys. Va se poser en effet la question du remplacement des ordalies et de la manière de juger désormais les personnes accusées de crimes. La solution va être, dans les années qui suivent, de laisser les jurys (les «petty jurys» ou petits jury) se prononcer au pénal également sur la question de la culpabilité.
Dans l’Angleterre du Moyen-Age, on attend du jury (qui ne comprend pas toujours 12 jurés, parfois plus parfois moins) qu’il réponde à une question de fait en apportant un témoignage. Les membres du jury sont censés se comporter davantage comme des «témoins» que comme des «juges». Ils sont d’ailleurs choisis, en leur qualité de «voisins», pour leur «proximité», éventuellement leur «connaissance» des parties.
La participation aux jurys est loin d’être populaire. Elle n’est certainement pas considérée par les «élus» comme l’exercice d’un «devoir citoyen» : les jurés interviennent à titre gratuit et les absences sont sanctionnées par de lourdes amendes. A partir de 1367, ils doivent rendre des décisions unanimes.
Vers la fin du XVe siècle, les jurés cessent d’être les témoins des affaires présentées à eux et fondent leur décision sur les preuves qui leur sont apportées durant le procès. Ils deviennent «juges des faits».
La plus grave faute pouvant être reprochée à un jury n’est donc pas l’erreur judiciaire mais le parjure. La décision d’un jury peut être annulée dans cette hypothèse dans le cadre d’un «writ of attaint» [8]. Un nouveau procès se tient alors avec un second jury de 24 jurés cette fois. Si le second jury rend une décision opposée à celle du premier jury, les 12 premiers jurés sont alors arrêtés, emprisonnés, leurs biens confisqués et deviennent pour toujours «infâmes».
En dehors de la procédure légale de l’«attaint», les jurés, sous la dynastie des Tudors et des Stuart, sont également jugés pour violation de leur serment par la Chambre Etoilée (Star Chamber, 1487-1641), Haute Cour de Justice aux pouvoirs considérables. C’est surtout le cas quand ils n’ont pas rendu la décision «attendue» par le pouvoir royal. En 1554, suite à la décision d’acquittement d’un diplomate Nicholas Throckmorton, les jurés sont ainsi emprisonnés pendant des mois et libérés après paiement d’une lourde amende.
Au cours du XVIe siècle, les personnes accusées de crimes sont autorisées à présenter leurs propres témoins durant le procès. Ce sont les débuts de la confrontation entre les témoins de la défense et de l’accusation.
Le jury rempart contre l’arbitraire royal
Le jugement par un jury devient associé, sous l’influence du juriste Edward Coke [9], à la défense des libertés individuelles contre l’oppression du pouvoir royal. Suite à la suppression de la Star Chamber en 1641, la pression sur les jurys émane essentiellement des juges royaux.
Lors de son procès pour trahison pour avoir mis en circulation des pamphlets et livres hostiles au gouvernement en 1649, John Lilburn, surnommé «Freedom John», va s’adresser aux jurés en les présentant comme «juges de la loi». Il lira devant eux des passages de l’ouvrage d’Edward Coke sur la Magna Carta [10] et les convaincra de ne pas le condamner à mort. Le jury, pourtant sommé par le Lord Chancellor, refuse de s’expliquer sur son «verdict».
En 1670, un jury acquitte deux Quakers [11] William Penn et William Mead accusés d’avoir pris part à un assemblée illégale, en dépit des directives du juge. Celui-ci inflige une amende aux jurés récalcitrants et les fait emprisonner dans l’attente du paiement. Un juré, Edward Bushell, refuse de payer l’amende exigée pour sortir de prison. Il présente une requête en habeas corpus devant la Cour des Plaids-Communs (Court of Common Pleas) pour obtenir sa libération. Le Président de la Cour (Chief Justice of the Court of Common Pleas), John Vaughan, statue qu’un jury ne peut être puni en raison d’une décision qu’il rend mais uniquement en cas d’insubordination. Par voie de conséquence, le «writ of attaint» tombe en désuétude.
En dépit de cette décision, il faut encore au moins un siècle pour que les jurys disposent en Angleterre d’une véritable autonomie.
1. [↑] Les historiens ne s’accordent pas tous sur l’origine exacte des jurés en Angleterre : création normande ou saxonne.
2. [↑] Voir à ce sujet l’article sur les 800 ans de la Magna Carta.
3. [↑] Assise de Novel Disseisin, ou petites assises («petty assizes») autorisées a priori vers 1166.
4. [↑] «Jury of presentement», Assises de Clarendon, en 1166.
5. [↑] Justices in eyre.
6. [↑] Brigands, voleurs, meurtriers, ceux qui leur donnent asile, etc.
7. [↑] Mode de preuve encore appelé jugement de Dieu consistant à soumettre une personne accusée à une «épreuve physique» (ou plutôt une torture). En fonction de l’issue de l’épreuve qu’on estime déterminée par Dieu, on désigne le coupable ou l’innocent.
8. [↑] Procédure en révision d’une décision rendue par un jury suite à la suspicion d’une violation par les jurés de leur serment. Il s’agit de vérifier si le jury a rendu un «faux jugement» (ou a «false verdict»).
9. [↑] « I desire to be satisfied whether (a by law allowed) after I have pleaded to matter of fact, you will permit me to speak in my behalf to the jury, on whose integrity my life depends ; and who are judges of the law as well as fact, and you only pronouncers of their will».
Voir à ce sujet l’article sur les 800 ans de la Magna Carta.
10. [↑] Institutes of the Laws of England, publié entre 1628 et 1644.
11. [↑] Membre de la Société religieuse des Amis, mouvement religieux né au 17 ème siècle en Angleterre par des dissidents de l’Eglise Anglicane qui prône notamment une expérience de Dieu directe pour chacun, sans clergé ni sacrements.