Le jury dans les systèmes judiciaires anglais et américain (II)
Dans le précédent article, j’ai tenté de décrire l’origine du jury dans l’Angleterre médiévale, des Tudors et des Stuart.
Comme je l’ai indiqué, au Moyen-Age, les jurés sont choisis pour la connaissance qu’ils peuvent avoir des faits qu’ils ont à juger. Leur rôle est «actif». Ils doivent apporter un témoignage. S’ils n’ont pas d’information, ils peuvent éventuellement se renseigner par eux-mêmes. Ils sont tous du voisinage.
A la fin du Moyen-Age, les jurés, tirés au sort, se rapprochent davantage des jurés tels que nous les connaissons. Ils sont de plus en plus ignorants des affaires qui leurs sont présentées. Ils ont davantage une posture d’arbitres «passifs». Ils n’ont plus désormais le monopole de la connaissance des faits.
Pour résoudre les litiges, on commence à faire appel à des témoins venant de l’extérieur. Le juge prend connaissance des témoignages en même temps que les jurés. Il est désormais en mesure d’émettre un avis sur les faits. Il se fait plus intervenant durant le procès. Il n’hésite pas à «guider» les jurés ou à les conseiller sur l’application de la loi.
Le déclin du jury civil anglais à partir du 19ème
Jusqu’à la moitié du 19ème siècle, la plupart des affaires civiles sont jugées en Angleterre devant un jury. Celles-ci sont cependant d’une technicité croissante avec notamment le développement du commerce puis de l’industrie. Les jurés, profanes en la matière, sont largement sous le contrôle des juges.
Le juge Lord Mansfield, considéré comme le fondateur du droit commercial en Angleterre, aurait ainsi indiqué, en 1773, que les jurés suivaient dans la plupart des cas ses instructions (sauf lorsqu’il s’agissait de causes «politiques»).
A compter de la seconde moitié du 17ème siècle, les juges font en sorte que l’affaire soit rejugée en cas de verdict rendu par les jurés contraire à leurs instructions ou en fonction de l’appréciation des éléments de preuve.
La création en 1846 des County Courts qui traitent en première instance d’affaires civiles a pour conséquence d’introduire des procès civils sans jury. Le mouvement en marche se poursuit. En 1854, les juges sont autorisés à juger des affaires civiles à juge unique avec l’accord des parties.
S’ensuit une diminution importante des affaires civiles jugées par des jurys. Un loi de 1933 garantit, pour la division du Banc de la Reine (Queen’s Bench Division), un droit à un procès avec un jury uniquement pour certains contentieux (fraude, diffamation, calomnie, poursuite abusive, séduction, rupture de promesse de mariage). Les jurys ne peuvent donc plus juger les litiges commerciaux par exemple. Par ailleurs, cette loi laisse à la discrétion du juge le choix de réunir un jury. Autant dire qu’il ne sera guère plus fait appel aux jurys dans les procès civils…
La loi de 1981 intitulée Senior Courts Act (Loi sur les juridictions supérieures) [1], qui réforme la loi de 1933, accorde un droit au procès avec jury pour toutes les affaires de diffamation, calomnie, poursuites abusives, emprisonnement illégal ou fraude, sauf si l’affaire nécessite l’examen approfondi de documents, de la comptabilité, des investigations scientifiques ou locales. Dans tous les autres contentieux civils, l’organisation d’un procès civil est à la discrétion des juges.
Suite à l’arrêt Ward v. James en 1966, seuls les juges professionnels ont compétence pour évaluer les dommages et intérêts en cas de blessures dans les affaires civiles, sauf circonstances exceptionnelles [2].
Dans l’affaire Singh v. London Underground Ltd en 1990, la demande d’un procès devant un jury formulée par une des parties est rejetée en raison de la complexité de l’affaire. Il est considéré qu’un jury est inapproprié pour statuer sur la liquidation d’un préjudice personnel suite à l’incendie du métro de King’s Cross à Londres en novembre 1987.
L’affaire H v. Ministry of Defence en 1991 renforce le principe posé dans l’arrêt Ward. Le demandeur est un militaire victime d’une erreur médicale ayant nécessité l’amputation d’une partie de son pénis. Sa demande d’un procès devant un jury est rejetée au motif que l’évaluation de son préjudice peut être faite sur la base des barèmes classiques en dépit du caractère inhabituel et dramatique des lésions. La Cour précise qu’un procès avec un jury serait par exemple approprié dans l’hypothèse où les blessures résulteraient de l’action d’une personne ayant abusé délibérément de son autorité et où des dommages et intérêts exemplaires seraient réclamés.
Aujourd’hui, moins de 1% des affaires civiles sont jugées par un jury (principalement les actions en diffamation).
Le 18ème siècle, l’âge d’or du jury pénal anglais
Le pouvoir du jury pénal est à son apogée au 18e siècle en Angleterre et au pays de Galles. Les procès avec jury sont nombreux et sont menés très rapidement : en moyenne une demi-heure par affaire. Les jurés ne se retirent pas toujours pour délibérer et rendent leur décision at the bar (en France, on dirait plutôt «sur le siège»). Il faut dire que jusqu’en 1858, les jurés sont laissés sans feu, sans eau et sans nourriture tant qu’ils n’ont pas rendu leur verdict.
Suite à l’affaire Bushell [3], il a été reconnu aux jurés le pouvoir d’acquitter une personne accusée d’une infraction pénale même si les preuves démontrent clairement sa culpabilité. On parle alors de jury nullification ou annulation par jury. Les jurys usent largement de ce pouvoir notamment pour éviter à l’accusé la peine de mort jugée disproportionnée, souvent avec la bénédiction des juges pour les affaires de droit commun.
On est en effet à l’époque de ce qu’on a appelé le bloody code (1688-1815) un ensemble de lois prévoyant la condamnation à mort pour de très nombreuses d’infractions. A la fin du 18e siècle, la peine de mort est ainsi encourue pour 200 infractions pénales. En dehors du meurtre, de la trahison, de l’incendie ou du viol, la peine capitale est encourue pour le vol avec effraction, le vol avec violence, le grand larcin (vol de biens d’une valeur supérieure à 12 pences), le braconnage, le vol de bétail ou de chevaux, mais aussi des infractions assez farfelues comme «passer un mois en compagnie de gitans», «être découvert de nuit à l’extérieur avec le visage grimé en noir». Les jurés, pour atténuer la peine encourue par les prévenus, sous-estiment régulièrement la valeur des biens volés pour éviter la peine de mort au prévenu, ce que le juriste William Blackstone appellera le «pious perjury» [4].
Les jurés vont également se poser au 18ème siècle en protecteurs des libertés publiques (notamment la liberté de la presse) face au pouvoir politique. Lors des procès pour écrits diffamatoires séditieux (seditious libel), le jury doit uniquement dire si le prévenu a publié l’écrit litigieux. Seul le juge peut se prononcer sur la nature de l’écrit et l’intention de l’auteur.
Dans une affaire qui fait grand bruit, William Davies Shipley, un prêtre anglican, est poursuivi pour avoir publié en 1873 un ouvrage considéré comme une incitation à la rébellion. Il est défendu par un avocat défenseur de la liberté d’expression, Thomas Erskine, qui soutient qu’on ne peut pas distinguer les faits du droit et qu’il appartient au jury de se prononcer également sur la nature de l’écrit.
Finalement, le jury ne rend pas un simple verdict guilty ou not guilty mais «guilty of publishing only but whether a libel or not the jury do not find». Perplexe, le juge rétorque que les jurés n’avaient pas à se prononcer sur la caractérisation de l’infraction de libelle séditieux ou seditious libel. Il décide finalement d’interpréter la décision en déclarant William Davies Shipley coupable de l’ensemble des faits qui lui sont reprochés. En appel, la Cour réaffirme que le jury ne doit s’en tenir qu’aux faits. Tous les arguments de Thomas Erskine sont rejetés. Cependant, William Davies Shipley est libéré peu après pour une question de procédure.
Cette affaire entraîne l’adoption en 1792 de la loi sur la diffamation (Fox’s Libel Act) qui autorise le jury à rendre un verdict général sur la publication et la nature de l’écrit. Cette loi permet aux jurys d’être les juges de la liberté d’expression. L’infraction de libelle diffamatoire n’existe plus aujourd’hui. Désormais, les affaires de diffamation ne sont jugées qu’au civil (avec à la clé des dommages et intérêts).
Le recul du jury pénal anglais et son maintien symbolique
La politique pénale va commencer à s’adoucir à compter du 19ème siècle avec notamment une forte diminution des crimes passibles de la peine de mort. A partir de 1823 (Judgement of Death Act), la décision d’appliquer ou pas la peine de mort est laissée à la discrétion des juges, sauf pour le meurtre et la trahison. En 1861, la peine capitale ne reste obligatoire que pour deux crimes : le meurtre et la trahison (sauf grâce).
Les critiques formulées à l’égard du Grand Jury (de 12 à 23 jurés) ou jury d’accusation [5] né au Moyen-Age s’accentuent à partir du 19ème siècle avec le développement de la police, le recul des poursuites privées [6] et le rôle croissant de l’avocat de la défense. On lui reproche d’être inutile, superflu, incompétent, etc. Il fait par ailleurs de plus en plus double emploi avec les committal proceedings à partir de 1848 (procédure préliminaire au niveau de la Magistrates’ court visant à vérifier l’existence de preuves suffisantes pour un renvoi devant la Crown Court, qui a été supprimée en 2012). Les jurés ont peu d’éléments sur lesquels s’appuyer : on leur présente uniquement les éléments à charge et ils entendent à huis clos les témoins de l’accusation. Le Grand Jury est surnommé par le juriste Blackstone «l’espoir des voleurs londoniens» («the hope of London thieves») en raison du refus d’approbation d’un nombre significatif d’actes d’accusation au début du 19ème. Il ne doit sa survie qu’à la présence des notables qui le composent (propriétaires terriens, juges de paix, membres du clergés, juristes, etc.) [7]. A partir de 1933, le Grand Jury n’est plus sollicité. Il est définitivement supprimé en 1948.
L’accroissement des attributions judiciaires des magistrates (juges non professionnels) encore appelés juges de paix (justices of the peace, JPs) va avoir un impact direct sur l’intervention du jury dans le procès pénal. Une série de lois [8] à partir de 1827 ont pour conséquence d’augmenter sensiblement le nombre des summary offences, infractions pouvant, par une procédure simplifiée, être jugées directement par les magistrates sans jury. La summary procedure (procédure sommaire) n’est pas nouvelle. Dès le règne d’Edward III au 14ème siècle, la tâche est confiée aux juges de paix (justices of the peace), dont les fonctions sont principalement d’ordre administrative, de juger les petites infractions, afin d’éviter de réunir un jury [9]. Dès 1865, le juriste Blackstone met en garde contre le développement des procédures sommaires et ses conséquences sur le procès avec jury [10].
Aujourd’hui, selon le site du ministère de la justice anglais, plus de 95% des affaires pénales sont traitées par les magistrates’ courts, les 5% restant étant jugés par la Crown Court. Au total, la proportion des infractions pénales jugées par un jury est très faible (moins de 1% sur 30 000 procès). Actuellement, on peut considérer que le jugement par des pairs établi par la Magna Carta est essentiellement assurés par les magistrates, c’est-à-dire de simples citoyens oeuvrant pour la justice au quotidien.
Des exceptions au principe de procès avec jury sont apparues ces dernières années. En 2007, le Lord Chief Justice (chef de la magistrature d’Angleterre et du Pays de galles) a notamment autorisé la tenue de procès sans jury en cas de risque important de subornation de témoins. Le premier procès (une affaire de vol à main armée à l’aéroport d’Heathrow en 2004) a eu lieu en 2009 et a été jugé par un seul juge.
Des jurys peuvent enfin assister un coroner (médecin légiste et officier d’état civil) pour enquêter sur les morts violentes, non naturelles et suspectes ainsi que sur les morts subites de cause inconnue. Les «coroner’s inquests» sont pour ainsi dire tombées en désuétude depuis 1927. Ces investigations avec un jury ont été limitées en 1988 à des cas très précis (morts en prison, en garde à vue, ou dans des circonstances pouvant affecter la santé publique ou la sécurité).
1. [↑] Lord Denning : «The judge ought not, in a personal injury case, to order trial by jury save in exceptional circonstances».
2. [↑] Appelée initialement Supreme Court Act 1981.
3. [↑] Voir à ce sujet l’article précédent Le jury dans les systèmes anglais et américain (I)
4. [↑] «It is true that the mercy of juries will often make them strain a point, and bring in larciny to be under the value of twelvepence, when it is really of much greater value: but this, though evidently justifiable and proper, when it only reduces the present nominal value of money to the ancient standard, is otherwise a kind of pious perjury (…)» (Blackstone’s Commentaries).
5. [↑] Voir à ce sujet l’article précédent Le jury dans les systèmes anglais et américain (I)
6. [↑] Jusqu’à la fin du 19ème siècle, il n’existe pas de Ministère public en Angleterre et au Pays de Galles. La responsabilité des poursuite pèsen sur les personnes privées, concrètement les victimes. Le procès consiste alors souvent en une confrontation entre l’accusé et la victime.
7. [↑] Selon Blackstone, «they are usually gentlemen of the best figure in the county» (Blackstone’s Commentaries).
8. [↑] The Larceny Act of 1827, the Juvenile Offenders Act of 1847, the Summary Jurisdiction Act of 1848, the criminal Justice Act of 1855, the Summary Jurisdiction Act of 1899, etc.
9. [↑] The law and practice of summary convictions on penal statutes by justices of the peace, par William Paley, 1814.
10. [↑] « it (summary proceeding) has of late been so far extended, as, if a check be not timely given, to threaten the disuse of our admirable and truly English trial by jury, unless only in capital cases» (Blackstone’s Commentaries).