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Le procureur spécial aux Etats-Unis (I)

Robert Mueller a été nommé Special Counsel (procureur spécial) le 17 mai 2017 par l’Attorney General adjoint des États-Unis, Rod Rosenstein, après que l’Attorney General se soit récusé, pour enquêter sur une éventuelle collusion entre l’équipe de campagne de Donald Trump et le gouvernement russe avant l’élection présidentielle américaine.

L’institution du procureur spécial n’est pas récente aux Etats-Unis et a connu depuis la fin du 19ème siècle plusieurs dénominations (Special Counsel, Special prosecutor, Independent Counsel) [1]. Elle a évolué à plusieurs reprises après l’affaire du Watergate. La désignation d’un Special Counsel intervient toujours pour prévenir ou répondre à une crise. Elle traduit la volonté d’un exécutif parfois acculé d’envoyer à l’opinion publique un message politique fort de transparence face à une justice déconnectée du pouvoir. Peu importe ses résultats parfois mitigés, l’objectif est toujours le même : nommer une personne dont l’intégrité et l’indépendance ne sont pas contestées pour enquêter sur des faits présumés susceptibles de présenter un risque de conflit d’intérêts pour le Ministère de la Justice ou la Maison blanche.

Une institution née au 19ème siècle

John B. Henderson, photographie prise entre 1865 et 1880, Library of Congress, Brady-Handy Collection

Le Président américain Ulysse S. Grant nomme en 1875 le premier procureur spécial pour enquêter sur des détournements de millions de dollars de taxes sur l’alcool (Whiskey Ring scandal) impliquant des distillateurs et des fonctionnaires du trésor et des hauts responsables politiques. En faisant appel au Général John Brooks Henderson, ancien sénateur du Missouri, le président espère prévenir les critiques sur d’éventuels conflit d’intérêts. [2].

Grant cesse de soutenir l’enquête lorsqu’elle met en évidence l’implication de son secrétaire privé, le General Orville Babcock. En décembre 1875, le procureur spécial Henderson dénonce les tentatives d’obstruction du Président dans les investigations. Il est limogé et remplacé par le procureur James Broadhead. Grant témoigne lors du procès en faveur de Babcock qui est finalement relaxé. Sur deux-cent trente-huit personnes  inculpées, cent-dix personnes sont condamnées [3].

Caricature de 1884 de J. Keppler montrant une femme représentant le parti républicain portant sur ses épaules des leaders emmêlés dans le Star Route Scandal, Library of Congress

C’est suite à un autre scandale (le Star Route Scandal) que le second procureur spécial, William Cook, est nommé en 1881 par le fugace Président James Garfield. Sa mission est cette fois d’investiguer une affaire de corruption dans le service postal américain. L’enquête se poursuit sous la présidence de Chester A. Arthur, après l’assassinat de Garfield, et aboutit à peu de condamnations en dépit de l’inculpation préalable de vingt-cinq personnes [4].

Des procureurs spéciaux sont nommés pendant le mandat du Président Theodore Roosevelt (1901-1909) à deux reprises : un duo, en 1903, Holmes Conrad et Charles J. Bonaparte, pour enquêter sur un nouveau scandale de corruption affectant le service postal américain, puis en 1905 Francis Heney dans le cadre d’une fraude foncière dans l’Oregon initiée par des fonctionnaires et hauts responsables politiques [5].

Suite au décès du président Warren G. Harding en 1923, son vice-président Calvin Coolidge, hérite de plusieurs scandales dont une affaire de corruption dans l’attribution de concessions pétrolières dans le Wyoming impliquant notamment le ministre de l’intérieur (Teapot Dome Scandal) [6].

En 1952, sous la présidence de Harry S. Truman, l’avocat Newbold Morris est nommé «Special Assistant Attorney General» avec pour mission d’enquêter sur la corruption dans le gouvernement fédéral. Le procureur spécial adresse aux hauts fonctionnaires un questionnaire à remplir sur leur patrimoine. L’Attorney General J. Howard McGrath refuse de le compléter. Après seulement deux mois, Newbold Morris est remercié. Quelques jours plus tard, McGrath présente sa démission. Aucun procureur spécial n’est nommé pour remplacer Newbold Morris [7].

Le tournant du Watergate

Archibald Cox, à une conférence de presse, le 4 juin 1973, photographie de Warren K. Leffler, Library of Congress

En juin 1972, cinq hommes sont arrêtés dans les bureaux du quartier général du parti démocrate dans l’immeuble Watergate à Washington [8]. Ils sont porteurs de matériel d’écoute et de photographie et ont un profil peu banal pour des cambrioleurs. L’un d’eux est membre des services de sécurité du Comité pour la Réélection du Président (CRP), une organisation républicaine, et un ancien employé de la CIA [9]. Le comité national démocrate porte plainte [10].

La Maison Blanche nie rapidement toute implication dans ce «cambriolage de troisième ordre» [11]. Nixon est réélu largement en novembre 1972. Après le procès des cinq «cambrioleurs» et de deux commanditaires en janvier 1973, une commission d’enquête est créée en février 1973 au Sénat [12]. Le 18 mai 1973, le nouveau ministre de la justice, Elliot Richardson, nomme Archibald Cox procureur spécial afin d’enquêter sur l’affaire du Watergate [12].

En juillet 1973, Alexander Butterfield, directeur de la Federal Aviation Administration, informe la commission d’enquête sénatoriale que le Président Nixon enregistre depuis 1971 ses entretiens téléphoniques et rendez-vous  depuis notamment le bureau ovale, le Cabinet Room (pièce où se réunit le Cabinet), plusieurs téléphones personnels, à l’insu de la plupart de ses interlocuteurs [13]. Le procureur spécial Archibald Cox et la commission d’enquête sénatoriale sollicitent aussitôt la transmission des enregistrements magnétiques secrets [14]. Nixon leur oppose une fin de non recevoir invoquant la confidentialité des conversations et le «privilège de l’exécutif» [15]. Il propose en contrepartie de remettre des transcriptions écrites des conversations. Cox refuse. En réaction, Nixon demande le samedi 20 octobre 1973 à son ministre de la justice, Elliot Richardson, de démettre Cox de ses fonctions. Richardson proteste en démissionnant. Nixon intervient alors auprès de l’adjoint du ministre de la justice, William Ruckelshaus, qui décide également de démissionner. Il intercède enfin le même jour auprès du numéro 3 du ministère de la justice, Robert Bork, qui accepte de mettre fin à la mission de Cox («le massacre du samedi soir») [16].

Leon Jaworski, State Bar of Texas, www.texasbar.com

Le 1er novembre 1973, Leon Jaworski accepte le poste de procureur spécial à la condition de ne pouvoir être limogé sans l’accord du Congrès et d’être totalement libre de mener les investigations qu’il estime nécessaires [17]. A son tour, en avril 1974, le nouveau procureur spécial réclame la transmission des 64 bandes magnétiques [18]. Confronté au refus de Nixon, il saisit directement la Cour suprême des Etats-Unis, qui ordonne à l’unanimité le 24 juillet 1974 la remise des bandes [19]. Le 27 juillet 1974, le comité judiciaire de la Chambre des représentants retient trois motifs d’impeachment à l’encontre du Président Nixon (entrave à la justice, abus de pouvoir, et refus  de faire droit aux injonctions du comité judiciaire de la Chambre des représentants) [20]. Nixon remet finalement les bandes qui démontrent son implication dans les tentatives d’étouffer l’affaire. Il démissionne le 8 août 1974 alors que la procédure de destitution avance à grands pas [21].

L’affaire du Watergate reste aujourd’hui le plus gros scandale politique de l’histoire des Etats-Unis. Elle a mis en lumière un vaste système d’espionnage politique et de sabotage dirigé contre le parti démocrate.

à suivre…


1. [↑] Voir l’article Special counsel vs. special prosecutor: What’s the difference?, de William Cummings, 17 mai 2017, USA Today.

2. [↑] Voir l’article The Whiskey Ring and America’s First Special Prosecutor, de Sarah Pruitt, 18 mai 2017, sur le site de la chaine TV américaine History (http://www.history.com) ; le numéro du Georgetown Law Journal de juillet 1998, Symposium: The Independent Counsel Act: From Watergate to Whitewater and Beyond, Reflections, The Independent Counsel : a view from inside, de Donald C. Smaltz, volume 86, numéro 6.

3. [↑] Idem, Sarah Pruitt, 18 mai 2017 ; voir également l’article Special prosecutors are a big deal. Their results sometimes aren’t, de Callum Borchers, 17 mai 2017, The Washington Post.

4. [↑] Idem, Sarah Pruitt, 18 mai 2017 ; idem, Donald C. Smaltz, juillet 1998 ; idem, Callum Borchers, 17 mai 2017.

5. [↑] Idem, Sarah Pruitt, 18 mai 2017 ; idem, Donald C. Smaltz, juillet 1998 ; idem, Callum Borchers, 17 mai 2017.

6. [↑] Idem, Sarah Pruitt, 18 mai 2017 ; idem, Donald C. Smaltz, juillet 1998 ; idem, Callum Borchers, 17 mai 2017.

7. [↑] Idem, Sarah Pruitt, 18 mai 2017 ; idem, Donald C. Smaltz, juillet 1998 ; idem, Callum Borchers, 17 mai 2017.

8. [↑] Voir l’article 5 Held in Plot to Bug Democrats’ Office Here, de Alfred E. Lewis, 18 juin 1972, The Washington Post.

9. [↑] Voir l’article GOP Security Aide Among Five Arrested in Bugging Affair, de , 19 juin 1972, The Washington Post.

10. [↑] Voir l’article DNC’s Stanley Greigg Dies; Signed Watergate Complaint, de Martin Weil, du 16 juin 2002, The Washington Post.

11. [↑] « a third‐rate burglary attempt » : voir l’article The Watergate watershed: a turning point for a nation and a newspaper, de , du 28 janvier 1997, The Washington Post ; l’article A Historic Charge, de James

12. [↑] Voir l’article Archibald Cox Appointed Prosecutor for Watergate, d’Anthony Ripley, 19 mai 1973, The New York Times ; l’article Cox Is Chosen as Special Prosecutor, de1973, The Washington Post.

13. [↑] Voir l’article President Taped Talks, Phone Calls; Lawyer Ties Ehrlichman to Payments, de 1973, The Washington Post.

14. [↑] Voir l’article President Refuses to Turn Over Tapes; Ervin Committee, Cox Issue Subpoenas, de

15. [↑] Idem Carroll Kilpatrick, 24 juillet 1973.

16. [↑] Voir l’article Nixon Forces Firing of Cox; Richardson, Ruckelshaus Quit: President Abolishes Prosecutor’s Office; FBI Seals Records, de Carroll Kilpatrick, 21 octobre 1973, The Washington Post ; l’article Nixon Discharges Cox For Defiance; Abolishes Watergate Task Force; Richardson And Ruckelshaus Out, de Douglas E. Kneeland, 21 octobre 1973, The New York Times.

17. [↑] Voir l’article Nixon Names Saxbe Attorney General; Jaworski Appointed Special Prosecutor, de John Herbers, 2 novembre 1973, The New York Times.

18. [↑] Voir l’article Leon Jaworski, 77, dies in Texas ; Special Prosecutor for Watergate, 19 décembre 1982, The New York Times.

19. [↑] The New York Times, 19 décembre 1982 ; Voir l’article President Bows, de Philip Shabecoff, 25 juillet 1974, The New York Times ; l’article Court Orders Nixon to Yield Tapes; President Promises to Comply Fully, de John P. MacKenzie, 25 juillet 1974, The Washington Post.

20. [↑] Voir l’article Judiciary Committee Approves Article to Impeach President Nixon, 27 to 11, 6 Republicans Join Democrats to Pass Obstruction Charge, de Richard Lyons and William Chapman, 28 juillet 1974, The Washington Post.

21. [↑] Voir l’article Nixon Resigns, de Carroll Kilpatrick, 9 août 1974, The Washington Post.