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L’habeas corpus (IV) : l’habeas corpus en Angleterre à la fin du 17ème siècle – l’Habeas Corpus Act de 1679

Le risque de détention arbitraire à partir des années 1640 n’émane plus du Roi (décapité en 1649) mais du Parlement et, pendant la brève République, de l’exécutif avec à sa tête Cromwell.

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« Les plus petites îles de l’océan britannique », de Robert Morden, 1695, Farne, Lindisfarne, Ile de Man, Iles Scilly, Jersey, Guernesey, Aurigny, Ile de Wight.

Le Parlement et les tenants de la République, qui étaient si prompts à critiquer les décisions d’emprisonnement ordonnées par le Roi, selon son bon vouloir, adoptent la même pratique et invoquent régulièrement la raison d’Etat.

Rapidement, ils ont aussi les mêmes préoccupations : empêcher l’exercice effectif de l’habeas corpus, en cherchant à échapper au contrôle des juges. Des détenus gênants sont envoyés sur des îles (îles de Jersey, de Guernesey, îles Scilly).

A la Restauration, au début des années 1660, le nouveau régime poursuit les emprisonnements insulaires sans rencontrer d’oppositions du Parlement. Le républicain Robert Overton, soupçonné de complot, est ainsi emprisonné de 1664 à 1671 sur l’île de Jersey. Ses requêtes en habeas corpus seront vaines [1].

Tout au long du 17ème siècle, des prisonniers détenus dans des lieux de détention éloignés vont saisir les juges de la King’s Bench (ou Queen’s Bench) de requêtes en habeas corpus. La question de leur compétence territoriale se pose très tôt. Dès 1601, ceux-ci affirment leur compétence sur la ville de Berwick-upon-Tweed (ville la plus au nord de l’Angleterre près de la frontière avec l’Ecosse) sous domination anglaise depuis 1482 [2]. En effet, ils considèrent qu’en matière d’habeas corpus, leur pouvoir de contrôle découle directement des prérogatives du Roi et ne se limite donc pas aux zones géographiques sur lesquelles ils exercent normalement leur compétence [3].

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Le juge Matthew Hale, par Robert White, d’après John Michael Wright, 1676, National Portrait Gallery

Dès lors, les juges n’hésitent pas à adresser des writs (ordonnances) dans l’ensemble des territoires relevant de la Couronne. Durant la Restauration, le juge Matthew Hale (président de la King’s Bench de 1671 à 1676) envoie des writs dans les îles anglo-normandes (Channel Isles) et en Jamaïque [4]. La difficulté principale reste cependant d’obtenir une réponse. La distance rend les moyens de pression des juges assez illusoires.

Progressivement, des critiques de l’emprisonnement insulaire se font entendre. En 1667, le Comte de Clarendon, Lord Chancellor du Roi Charles II, fait l’objet d’une procédure d’impeachment (destitution) par la Chambre des Communes notamment pour violations flagrantes de l’habeas corpus après avoir envoyé et détenu des prisonniers sans jugement préalable dans des îles et garnisons éloignées [5]. Cette question fait également l’objet dans les années 1670 de débats au Parlement.

L’Habeas Corpus Act de 1679

On attribue en général au 1er Comte de Shaftesbury le fait d’être parvenu à faire voter en mai 1679, avant la dissolution du Parlement par Charles II, la «loi pour mieux assurer la liberté du sujet et pour la prévention des emprisonnements outre-mer», appelée plus communément l’Habeas Corpus Act. Le projet de loi initial a été amendé puis soutenu par la Chambre des Lords qui souhaite protéger ses membres d’arrestations ordonnées par la Chambre des Communes [6].

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Le Comte de Shafterbury, par Bernard Baron, d’après Samuel Cooper, 1744, National Portrait Gallery

Cette loi, surnommée par le grand juriste du 18ème siècle William Blackstone la «seconde Magna Carta» [7], a longtemps été considérée (à tort) comme l’acte fondateur (après la Magna Carta de 1215) de l’habeas corpus ad subjiciendum et recipiendum.

La loi apporte en réalité en elle-même peu de nouveautés par rapport à la création prétorienne, le Parlement reprenant pour l’essentiel les pratiques mises en place par les juges.

Elle cherche à s’attaquer à trois problèmes principaux [8] :

 – les obstacles pouvant empêcher la délivrance des writs :

La loi vise à faciliter l’accès au juge et l’obtention d’un writ. Elle précise clairement que le writ doit pouvoir être délivré à tout moment y compris pendant les périodes des vacations judiciaires [9].

Dans son dernier traité «Institutes of the Lawes of England» (1644), Edward Coke avait affirmé que la Court of King’s Bench et la Court of Common Pleads ne pouvaient pas délivrer de writs d’habeas corpus en dehors des sessions judiciaires [10]. Cette question était alors devenue une source de préoccupation pour les juristes et parlementaires alors même que, selon l’historien Paul D. Hallidays, la réalité était toute autre. Selon lui, les juges ont toujours émis des writs durant les vacations judiciaires y compris lorsqu’Edward Coke présidait la King’s Bench. Il note cependant une baisse des writs hors sessions à partir des années 1670.

 – la question des délais de réponse importants :

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Le Roi Charles II, par John Smith, d’après Godfrey Kneller, 1704 National Portrait Gallery

La loi impose par ailleurs un délai maximum de trois jours pour répondre aux writs émanant des juges si le lieu de détention est éloigné de moins de vingt miles, de dix jours s’il est inférieure à cent miles et au-delà un maximum de vingt jours.

Elle prévoit en cas d’absence de réponse au writ ou de présentation du prisonnier par le shérif ou geôlier récalcitrant des sanctions pécuniaires à régler directement au prisonnier. L’utilité de cette disposition n’apparaît pas d’emblée. En effet, en qualifiant très tôt le défaut de réponse de contempt of court (outrage), la position des juges a toujours été très ferme. Ainsi que je le rappelais dans mon premier article sur l’habeas corpus, dès 1604, les juges de la King’s Bench condamnent un geôlier à une peine d’emprisonnement et à une amende suite à son refus d’apporter une réponse concernant les motifs de la détention de Walter Witherley [10].

 – le problème des détentions dans des prisons situées au-delà des mers :

La loi énonce également que la procédure d’habeas corpus s’applique aussi bien dans les cinq ports (Cinque Ports : Hastings, New Romney, Hythe, Douvres, Sandwich, Winchelsea et Rye), que dans la cité de Berwick-upon-Tweed, les îles de Jersey et de Guernesey.

La détention de tout sujet qui réside dans le Royaume d’Angleterre, le Pays de Galles, ou la cité de Berwick-upon-Tweed, est interdite en Écosse, en Irlande, à Jersey, à Guernesey, à Tanger ou dans tout autre lieu au delà des mers. Une procédure à l’encontre des personnes qui auraient concouru à cette détention illégale est créée avec des sanctions conséquentes. C’est sans doute la mesure qui a les résultats les plus concrets. Elle sonne en effet la fin des détentions dans des îles éloignées. Dès juin 1679, un prisonnier, Richard Creed, détenu à Guernesey, est remis en liberté [11].

Les limites de l’Habeas Corpus Act de 1679

La loi définit précisément les contours de l’habeas corpus. Elle ne s’applique selon ce texte ni aux incarcérations ordonnées pour motif de «felony» ou haute trahison ni aux affaires civiles [12], domaine récemment investi par les juges. Le Parlement manifeste par là sa volonté d’encadrer la procédure pour mieux la maîtriser. Il ne parviendra cependant pas à brider les efforts d’imagination des juges.

Dix ans plus tard, en 1689, le Parlement ordonne pour la première fois la suspension provisoire de la procédure d’habeas corpus.

à suivre…


1. [↑] Voir l’ouvrage Habeas Corpus – From England to Empire de Paul D. Halliday, 2012, pages 267-268.

2. [↑] idem, Halliday, pages 259 et 260.

3. [↑] Voir l’ouvrage The Law of Habeas Corpus, par Judith Farbey, R.J. Sharpe, Simon Atrill, 2011, page 206.

4. [↑] Idem, Halliday, page 236.

5. [↑] Voir l’ouvrage «The Power of Habeas Corpus in America. From the King’s Prerogative to the War on Terror» d’Anthony Gregory, 2013, page 33 ; idem, Halliday, page 232.

6. [↑] Idem, Gregory, page 35. Le rédacteur initial serait William jones : voir l’article «The Most Wholesome Law, The Habeas Corpus Act of 1679», par Helen A. Nutting, avril 1960, The American Historical Review, volume 65, numéro 3, page 540 ; idem, Halliday, page 238.

Version anglaise de l’Habeas Corpus Act sur le site BHO – British History Online. Pour une traduction en français : sur le site Les Itinéraires de Citoyenneté (ici), le site de la Digithèque de matériaux juridiques et politiques de l’Université de Perpignan (ici).

7. [↑] Voir l’ouvrage Commentaries On The Laws Of England, volume 1, par William Blackstone, 1765-1769, page 133 : «And by the habeas corpus act, 31 Car. II. c. 2, (that second magna carta, and stable bulwark of our liberties)».

8. [↑] Idem, Halliday, page 239.

9. [↑] Sous réserve que le prisonnier par négligence n’ait pas omis de déposer une requête en habeas corpus en vue d’obtenir sa libération (article 4).

10. [↑] Idem, Halliday, page 56.

11. [↑] Voir l’article Aux origines de l’Habeas Corpus en Angleterre.

12. [↑] Voir l’article 8 de la loi qui précise que la procédure ne s’applique pas aux personnes emprisonnées pour dettes, ou dans le cadre d’une affaire civile.